C’est arrivé d’un coup d’un seul. Un virage à droite et pouf, disparue.
Elle était là au réveil, pendant la routine du matin. Vider la tente; tout étaler sur le sol; démonter la tente, la rouler, la ranger dans la sacoche de gauche avec la poche à vêtements, les vêtements de pluie, la pompe, la futa et quelques bricoles; le duvet dans la sacoche de droite, avec la pochette à accessoires, celle avec les chargeurs et d’autres bricoles.
Elle était là aux premiers coups de pédale, à 7h30, au départ du camping de Pruillé. Le ventre était vide, la tête et les tripes prêtes à tout accueillir. Derrière la dentelle de verdure, on pouvait l’apercevoir, assoupie. À peine une vibration sur l’eau.
C’est arrivé d’un coup d’un seul. Un virage à droite et pouf, disparue. Fini la Mayenne. Fini la rivière et ses courbes. Une petite route impeccable est apparue. Un impeccable tapis de tarmac, tapi dans l’ombre, a tapissé le trajet jusqu’à Angers. Un jour de semaine, vers 8h30, même en été, ça reste une ville avec un gentil merdier automobile. Ravito dans une supérette et une boulangerie puis chasse à la terrasse.
Le genre de terrasse où tu en recommandes un deuxième, quoique tu boives. Pas parce que c’est l’endroit où il faut être, mais parce que c’est l’endroit où tu te sens bien. Où la brise d’été matinale te chatouille, des chevilles jusqu’au crâne. Et soupire que tout est possible.
Approcher le verre de soda bien frais de son visage, juste avant de boire. Sentir les gouttelettes, projetées par le gaz qui s’échappe du liquide, soufflées sur le visage par cette même brise.
L’été est niché là.
Sortir d’Angers est une bien belle balade, déjà faite à plus d’une reprise. On se laisse couler le long du quai tabarly, on arrive sur la langue de verdure entre la Maine et le lac de Maine, on déboule au pied du pont de Bouchemaine et on enchaîne.
Elle n’apparaît pas tout de suite. On l’aperçoit parfois à travers le feuillage des arbres. En cette saison, elle est basse, très basse. Asséchée par endroits.
Les retrouvailles se passent à Port-Thibault, face au jardin méditerranéen. Pins et palmiers et fleurs ornent les bords de la Loire sur quelques dizaines de mètres.
Majestueuse Loire. Les familles, les potes, les retraités… Tout le monde la ponce à vélo, dans un sens comme dans l’autre.
Sur 90 bornes, Vélo Francette et Loire à vélo font route ensemble. La concentration de vadrouilleurs à vélo au kilomètre croît considérablement.
Là, ça va. Le vent nous pousse un peu. Vent d’Ouest.
Âge mûr, peau cramée par le soleil, mollets musclés et bien dessinés. Il me dépasse à bonne allure mais pas suffisamment pour me larguer. Il est temps de profiter d’un phénomène bien apprécié des rouleurs : l’aspiration. Dans sa roue, maintenir l’allure pour maintenir le rythme à moindre effort.
T’en profites un peu ? T’as raison…
Le chemin est long jusqu’à La Rochelle. Quand on peut souffler un peu et bien avancer, on le fait. Par courtoisie, calage à son niveau, et à son rythme — soutenu.
Je l’ai fait ce trajet-là, il y a quelques années. Dans le même sens. Elle est belle la Mayenne, hein ?
On peut dire ça. Minimum. Ses courbes…
Le rythme est soutenu et guilleret. La conversation enjouée entre deux amateurs de vadrouille à vélo. Partager les panards pris.
Je te conseille de passer par la Daguenière. Le trajet est plus sympa, et ça te ramènera sur cette route.
C’est le genre d’homme dont on a envie de suivre les conseils.
Viens avec moi, je passe par là.
On traverse la Daguenière en un souffle et on retombe sur nos pattes, sur la D952, qui surplombe la Loire et mène jusqu’à Saint-Mathurin.
Je vais voir ma grand-mère. 96 ans, elle pédale encore. Pas exclu qu’elle soit partie, d’ailleurs. Je vais peut-être me casser les dents sur sa porte.
D’un commun accord tacite, on tient un putain de bon rythme. La route est douce, la vue à se taper le cul par terre, la chaleur vivable grâce au vent qui dégage les bronches.
Il fait trop chaud pour moi pour partir vadrouiller en ce moment. Je vais attendre septembre. Peut-être le canal de Nantes à Brest — je l’ai jamais fait.
Gambino, bien chargé, déroule sans osciller. T’es un champion, mon Gambino. J’en chialerais si j’étais tout seul.
Bon…
On arrive au Courreau. La main sur l’appareil à la ceinture, retirer le cache de l’objectif et le glisser dans la poche de chemise.
Ma mémé habite là…
Du pouce, allumer l’appareil en faisant pivoter le bouton au dos.
Je vais te laisser continuer…
Avec l’annulaire, aller déverrouiller le cran de sûreté sous le clip. Il arrête de pédaler, pert lentement de la vitesse. Garde le cap, Gambino.
Bonne route.
Faire glisser l’appareil sur le petit rail qui le maintient, corriger la prise, poser l’index sur le déclencheur, pointer à l’aveugle, serrer le cul, presser le déclencheur, apercevoir son sourire de surprise, le voir lever la main pour saluer et disparaître derrière moi.
J’ai oublié de lui demander son prénom, son âge, son revenu annuel moyen, la liste de ses biens immobiliers, s’il avait un réseau bien développé sur la région, s’il pouvait s’avérer d’une quelconque utilité pour mon parcours professionnel à venir… Échec cuisant sur toute la ligne.
Balek, c’était dingo de rouler avec ce mec-là, là, quelques minutes, pleine balle, à échanger des futilités et des petits plaisirs de rouleur.
La petite reine. Ouais, graaave.
Si j’étais tout seul, j’en chialerais. Oh, bonne nouvelle : je suis de nouveau tout seul. Lancé pleine balle, les yeux embués, et cette putain de vue qui te déglingue.
Arrivée au pas de charge à Saint-Mathurin. Freinage tardif pour se caler sur la terrasse du café resto à l’entrée de la ville. Et, le temps d’une clope et d’un coca zéro, tandis que le vent rafraîchit le cycliste qui se remet de ses émotions, des gouttelettes d’été tombent en pluie fine sur le visage.
L’été est niché là.
Bascule sud Loire. Départementales boisées avant de rattraper le fleuve après Saint-Maur.
Bourgades coquettes en bord de fleuve, jardins bien tenus et pierres rénovées. Bled après bled, des ouvriers s’affairent sur des échafaudages pour redonner une seconde jeunesse à des vieilles bâtisses bourgeoises réinvesties.
Pause Perrier à Chênehutte, chez l’idiot. Un café librairie lieu de résidence et de squat investi quelques minutes plus tard par une dizaine de femmes armées de larges bassines sous les bras. Elles disent toutes bonjour avec un large sourire. Quadra et quinquas, les bribes de conversation autant que les physiques - muscles bien dessinés, épaules parfois un peu larges — laissent à penser qu’elles sont toutes danseuses. Gouttelettes d’été, clope, sourire courtois aux dames et retour en selle.
Le trajet jusqu’à Saumur est fait d’égarements. Il y a bien un trajet mais le respecter sera facultatif. Un chemin coincé entre Saint-Hilaire et le golf de Saumur, un cheval pas farouche et beau gosse, des bleds réduits à des caves à vin avec parking.
Lentement, le ciel se couvre. Un voile épais qui planque le bleu mais n’abaisse pas la température.
Direction le centre de Saumur — piéton. Restos sans âme à l’authenticité frelatée et manège pour divertir les plus jeunes. La Mie câline pour faire le plein d’eau, acheter un paquet de chips et finir le croque au chèvre acheté le matin dans une boulangerie d’Angers.
Sur la terrasse de la Mie Câline, la ville vit. Grand-mère paye un dwich et un soda à ses trois petits-enfants, des mômes de dix ans et moins. Ça ne sent pas la passion amoureuse entre les deux générations mais ça se passe bien.
Autre table. Elle tripote son alliance en racontant une anecdote.
Il m’a dit : j’suis marié. Je lui ai dit : bah ouais, moi aussi. Et alors ?
Quand elle se lève pour accrocher un bijou à la cheville de sa copine, elle tire sa mini-jupe blanche vers le bas, rehaussée d’un T-shirt blanc, complétée d’une paire de baskets blanches.
Les deux sont trop. Trop maquillées, trop bijoutées. Passé un certain stade, la coquetterie devient de la quincaillerie.
Deux tables plus près, avec son haut fleuri qui montre ses épaules, elle picore sa salade plus qu’elle ne la mange. Sans appétit. Sans relever les yeux sur le monde alentour. Même sa boisson est triste - un Oasis Tropical. La pâtisserie ne la fera pas plus réagir.
La ville, inépuisable terreau fertile pour observations sociologiques à la hâte.
Un coup d’œil à la carte. Il y aurait un camping à une petite quinzaine de kilomètres au sud de Saumur. Trois solutions :
Balek. Ce sera yolo. Le ciel s’est bien chargé depuis, il met poliment la pression sans péter pour autant.
Quitter Saumur, bifurquer à gauche, et se perdre. La piste devient un chemin coincé entre deux murs de pierre, le chemin devient une rue d’une banlieue dortoir de Saumur. C’est drôle : c’est la nuit que les gens y dorment, mais c’est le jour que les lieux paraissent endormis.
Un chemin. Terre et cailloux. À chaque bifurcation, à chaque courbe, des éventualités. En pagaille, qui font tourner la tête.
Des premiers champs de tournesols, du maïs à perte de vue, des vignes verdoyantes dont les timides mais nombreuses grappes attirent l’œil.
Le parcours alterne entre chemins de terre au milieu des champs et toutes petites routes secondaires cabossées et invitant à forcer sur les mollets.
Les lignes à haute tension traversent les paysages. Sous les câbles, on entend le grésillement constant de l’électricité qui y passe pour se déverser dans les bourgades alentour.
Entendre un vrombissement qui couvre le grésillement, qui couvre le bruit du monde. Un poids lourd déboule à toute blinde sur ce PUTAIN DE CHEMIN DE TERRE À PEINE ASSEZ LARGE POUR Y FAIRE PASSER UNE PUTAIN DE TWINGO. Agripper Gambino pour se jeter sur le bas-côté, dans le champ labouré, faire un signe de main au chauffeur, apercevoir un signe de main, disparaître dans la poussière.
Traîner Gambino, remonter en selle, reprendre la route. Vivant, c’est bien aussi.
Routes et chemins et cailloux et vignes et tournesols et foin et rire et pleurer.
L’avantage de ne savoir ni où on est ni où on va.
Être toujours au bon endroit.
Le long d’une route, vraisemblablement au milieu de nul part, un poteau.
Un chemin caillouteux fend les vignes. Le chemin devient une pente douce qui devient une pente moins douce qui devient de la pente savonneuse et caillouteuse qui devient UN CHAMP DE MINES APRÈS EXPLOSIONS MULTIPLES qui s’avère mener à un camping.
Vous êtes tout seul ? Installez-vous où vous voulez.
Le camping est un immense champ en contre bas des vignes traversées par le chemin. Un champ. Des sanitaires plantées au milieu, avec des douches propres, des éviers pour la vaisselle et deux frigos à disposition. Et des prises électriques pour recharger son téléphone et sa tablette par exemple.
La buvette ombragée propose des Perrier et des Schweppes agrume. Elle est prolongée d’une piscine au bleu impeccable, investie dans l’après-midi par toute une marmaille en séjour au camping. Rappel : le camping est un champ, suffisamment grand pour accueillir un Teknival sans même trembler. Alors une brochette de crevettes de 10-11 ans…
Chaises en plastique et en bois dépareillées. Tables en Formica et en plastique dégotées encore ailleurs.
Le bureau idéal pour toutes celles et ceux qui ne veulent surtout pas travailler.
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