Le premier spritz a demandé cinq kilomètres. Facile. Le plus dur. C’était le spritz des japoniaiseries — les babioles offertes pour passer de la cordialité à la camaraderie : des chewing-gums sans goût vendus avec des mini-culbutos à l’effigie des personnages de Naruto. Hausser les épaules et sourire face à une telle création est une des réactions possibles. Cette même réaction est possible aussi en découvrant l’Immensité du Blanc tartinée sur le fleuve le lendemain matin. Franchir un premier pont, zigzaguer dans les travaux, traverser les quartiers endormis de l’île puis enjamber l’eau à nouveau ont été nécessaires pour éliminer le premier verre. Tes jambes sont raides, ton estomac ronchon, et ta respiration un peu perdue pose une question en boucle : « On est de sortie pour quelle raison au juste ? »
Tais-toi. Pédale.
Le deuxième spritz était sur pilote automatique, en déroulant les kilomètres sur la piste en bord de route, jusqu’aux abords du périph’. C’était celui des bavardages et des questions aléatoires pour tendre des perches. Deux femmes font connaissance face à toi et tu pourrais partir, mais non. C’est le moment où la tendre bêtise prend les commandes, où les gens jouent des coudes pour s’installer sur les tabourets de bar, où la chaleur détend les muscles. Au niveau du périph’, tu pourrais faire demi-tour, mais non. L’Immensité du Blanc te pince les joues, alourdit ta barbe, t’arrache des larmes. Tes jambes font leur boulot en grinçant, ton estomac reste dans un mauvais jour, et ta respiration a fini par comprendre en maugréant.
Tais-toi. Pédale.
Le deuxième spritz, non, le troisième, était celui de ta tentative désespérée. Convaincre que le documentaire sur Britney (Spears) proposé par Arte vaut le détour. Tu n’as pas convaincu. Les mini-culbutos Naruto ont plus de succès, les bêtises fusent dans tous les sens — une ânerie proférée sur deux donne lieu a une recherche Google d’un internaute atteint du syndrome de Tourette : les gros mots se mélangent aux inepties — des quéquettes aux stars du showbiz, du cinéma allemand à la robe de Lady Gaga en viande crue, en passant par le lipsync battle de Tom Holland. Le chemin de halage est coincé entre les pavés du remblais de la route en surplomb et l’Immensité du Blanc pressant le fleuve qui déborde. Une zone inondée t’oblige à te rabattre sur la route. Les voitures sont rares, et lentes. L’Immensité du Blanc calme la oije de tout le monde. Le message est clair.
Tais-toi. Pédale.
L’énième spritz — celui offert par la maison (oui celui de trop, à moins que les deux ne soient le même) — se paye sur le trajet retour : en longeant les sites des guinguettes estivales, sans guinguette pour cause d’hiver; en contournant les prairies noyées par les pluies et les crues; en fendant le bois orné de l’Immensité du Blanc à l’orée du fleuve. À ce moment-là — celui de trop ou l’autre —, les deux jeunes femmes se contentent de reconnaître chaque morceau diffusé le plus vite possible avant de se trémousser en éclaboussant de leurs rires le monde alentour. Il y a celle qui a ses mouvements de prédilection pour briller sur le dancefloor : le nettoyage des vitres, la conduite du tracteur, l’ampoule à visser. L’autre invente le sien : le créneau automobile. Toutes deux rivalisent de pitrerie, jusqu’à essoufflement, paiement de la douloureuse puis chemin retour bras dessus bras dessous, avant le câlin final extatique de fin de soirée, puis la lente marche retour en solitaire. Au matin, le pont à l’entrée de la ville s’offre une gueule de vaisseau fantôme dans l’Immensité du Blanc, des piétons pirates le traversent de part en part. Ledit vaisseau te toise de toute sa hauteur.
Tais-toi. Pédale.
Au retour, le thermomètre extérieur affiche 2.1 °C
. Il affichait -0.5°C
au réveil — moins zéro virgule cinq degrés Celsius —, avant les kilomètres, au lendemain des spritz. La différence n’est pas flagrante. Pourtant, ça va mieux.
Tais-toi. À la douche.