Aussi incroyable que cela puisse paraître, il fut un temps où Youtube n’existait pas. Passé lointain où la télévision diffusait des images en noir et blanc sur des écrans ronds comme des ballons. À cette époque, ce média n’était pas encore ce pathétique dinosaure agonisant qu’il est devenu. Mais c’était déjà un bon gros pachyderme institutionnel quand même, au service du pouvoir. Culturellement frileux. Tenter d’y promouvoir la création — même destinée au grand public — revenait à agiter les bras jusqu’à épuisement devant des moulins en espérant qu’ils vous laissent brasser plus d’air qu’eux. Impossible démarche, donc. Il valait mieux trouver — créer? — son propre réseau de diffusion.
Derrière les chromes et les panneaux en Formica, 36 bobines pouvant contenir chacune un film d’une durée de 3 minutes, en couleurs. Lorsqu’un humanoïde s’approche du monstre, glisse une pièce dans la fente — pièce, cadeau — et sélectionne le film de son choix à l’aide d’un panneau prévu à cet effet, le Scopitone va chercher la bobine correspondante, la place devant le couloir de projection puis diffuse les images et le son, via une piste magnétique adjacente aux images. Et là, une féerie de couleurs combinée à l’ivresse provoquée par la mélodie plonge le spectateur, ravi, dans un état de contentement proche de la transe du chaman en quête de contact supra-naturel avec les esprits de la forêt touffue et verdoyante de lointaines contrées exotiques. Des barres de bonheur par paquet de douze. Enfin, trente-six.
Le Scopitone est présenté au salon de Paris le 24 avril 1960, dans la matinée. En effet, après manger, c’est bien connu, le public pique du nez.
Manger, dormir.
Ce matin-là donc, c’est une multitude de curieux qui s’agglutinent sur le stand de la CAMECA pour découvrir cette boîte à musiques en images où un chanteur s’égosille et bouge en même temps sur un écran certes aux dimensions réduites — comparé au cinéma — mais dont l’image riche en couleurs fait passer la télé pour une veillée mortuaire. Hasard de la création industrielle, un an plutôt, lors d’un salon professionnel à Milan, une étrange machine est présentée par Cinebox. Celle-ci diffuse des images en mouvement sur un écran. Ces images sont illustrées par de la musique. Cette étrange machine s’appelle le SCOPZIONE. C’est (presque) tout ce que retiendra l’Histoire de cette chose italienne. Peut-être l’ont-ils présenté l’après-midi… Manger, dormir.
Les premiers scopitones — c’est le nom qu’on donne à ces autres ancêtres du clip — sont tournés dès septembre 1960. Le premier réalisateur s’appelle Alexandre Tarta. D’autres, nombreux, suivront. Parmi lesquels Claude Lelouch qui, à l’instar de Tarta, en réalisera plus d’une centaine entre 61 et 65. Nombre de cinéastes en devenir se faisaient la main sur ces petites oeuvres audiovisuelles, tournées avec un budget minimum, rarement en studio, le plus souvent en décor naturel et si possible en quelques heures. Un nom sortira du lot : Daidy Davis-Boyer. Celle qui sera surnommée, des années plus tard, “Mamy Scopitone”, parvient à convaincre les maisons de disque d’investir un peu d’argent dans ces tournages; elle leur démontre que ces scopitones, en complément des traditionnels 45 tours, contribueront à promouvoir les artistes. C’est donc ainsi que le système de production de clips est né. Et qu’il est différent des films diffusés par le Panoram où les sociétés de production finançaient elles-même les films. Avec le Scopitone, la maison de disques finance, tandis la société de productions garantit le bon déroulement de la réalisation technique de l’objet audiovisuel promotionnel.
La CAMECA fabriquera seulement deux modèles différents de Scopitone: le ST-16 et, à partir de 1962, le ST-36 dont les principales différences sont une carrure plus imposante et un écran plus grand.
Le succès en France est rapide. La bête envahit les troquets et autres lieux de réunions. Aux États-Unis, au début des années soixante, le Panoram est mort et enterré depuis la guerre, et le traditionnel juke-box souffre sérieusement de la concurrence de la télévision. L’états-unien moyen préfère poser son magistral popotiin dans son canapé et regarder la scintillante lucarne plutôt que se lever pour aller swinguer dans les bars — donc vider ses poches de sa petite monnaie.
Le Scopitone apparaît comme la solution à ce tassement d’activités. La machine débarque fin 1963 sur la côte Est grâce à un avocat de Miami, Alvin Malnik, qui achète les droits exclusifs d’exploitation pour tout le territoire américain pour plusieurs milliers de dollars. Il fonde alors la Scopitone Inc. grâce à plusieurs financiers qu’il intéresse au projet. Les premières démonstrations et tests (réalisés fin 63 début 64) confirment le potentiel commercial de la bête. Le public qui essaye et la presse qui observe sont enthousiastes. Malgré le fait que seuls des scopitones français sont disponibles dans le catalogue, Malnik est acculé par la demande. Il signe, en avril 64, un contrat avec Tel-A-Sign, fabricant d’enseignes lumineuses pour stations essence et supermarchés, pour lancer la production de ces machines aux États-Unis. Cette entreprise, spécialiste de la pollution visuelle en milieu urbain, cherche cette année-là à diversifier son activité. Dès 1965, Tel-A-Sign produit son propre modèle de Scopitone, le 450 — variante du ST-36 de la CAMECA. Le principe est le même, la qualité du son est revu à la hausse et le design repensé.
Quelques mois plutôt, avant de sortir le 450, Tel-A-Sign se met en quête d’une société de productions pour fournir des clips avec artistes américains. En effet, Johnny Hallyday et Annie Cordy sont — qui l’eut crû? — d’illustres inconnus de ce côté-là de l’Atlantique. Les scopitones français passent pour de charmants petits films exotiques intéressant une élite en quête d’inconnu, mais le péquin moyen veut, lui, voir et entendre les chansons qui passent à la radio. L’Amérique ne sait pas ce qu’elle perd… C’est Harman-ee productions — société phonétiquement proche de Giorgio mais qui sinon n’a rien à voir — qui signe en décembre 64 un honnête deal. Harman-ee s’engage à produire au moins 48 clips par an. Chaud patate, les lascars.
Il convient ici de s’attarder sur la différence d’approche entre la France et les États-Unis dans la production des scopitones. Alors qu’en France, le principe rapide-et-pas-cher est appliqué, les producteurs états-uniens s’éloignent tout de suite de ce schéma et proposent rapidement des mini-superproductions, tournées en studio et stylisées à en chialer du verre pilé tellement ça pète les yeux. Au fil du temps, des chorégraphies feront leur apparition.
Faut des paillettes, des dents blanches et du groove.
Bref, du travail de pro en comparaison du système D français: des pas de danse improvisés, une figuration réquisitionnée sauvagement sur place le jour même du tournage et une synchronisation labiale des plus douteuses. La french touch. Le point commun des productions d’ici ou d’ailleurs? La petite pointe sexy “ouh la la”.
D’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, le succès du Scopitone est incontestable et grandissant. En France, non seulement les chanteurs, mais aussi certains comiques comme Guy Bedos s’y mettent. Mamy Scopitone, qui est aussi la copine de tout ce joli p’tit monde consanguin du spectacle, tourne et diffuse des clips par centaines dans toute le France. De son propre aveu:
On tournait un peu n’importe où, dans le jardin, au bord de l’eau, dans les châteaux des alentours… Le décor importait peu du moment qu’il mettait l’artiste en valeur.
Aux États-Unis, des contrats d’exclusivité sont signés par des artistes, des morceaux sont destinés uniquement à ce marché, les reprises exclusives pullulent.