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Lost in Clairvaux - 3 - Où les murs parlent

«Et derrière ces murs, j’ai vu une machine qui tue.», disait Robert Badinter. J’y ai surtout vu des femmes à poil et des bagnoles.

SILEEEENCE. Moteur demandé.

Visiter certaines cellules, c’est comme rentrer dans un appart’ dont le locataire vient juste de déménager. Sensation étrange que quelqu’un vivait là il n’y a pas si longtemps. Et qu’il a oublié des trucs. Ou qu’il a eu la flemme de fignoler son départ. Le proprio va pas me saouler pour trois merdes au mur, si?

Visiter certaines cellules, c’est comme retourner dans sa piaule d’ado quelques temps après avoir quitté le cocon familial. Le deuxième truc qui saute aux yeux — le premier étant les draps à motifs Mickey-Minnie-et-leurs-amis, ce sont les murs: parsemés des âneries de mauvais de goût qui nous ont culturellement construit jusqu’à vingt ans. Des pages de magazines mal découpées et des posters centraux punaisés — abîmés par les agrafes d’une revue mal façonnée.

Clairvaux, avec ses nichons pointant vers la lune, ses bagnoles tunées et ses bécanes qui grimpent aux arbres sur les murs, est d’une affligeante banalité.

Pas parce qu’une paire de nénés sur un mur de zonzon fleure bon le cliché frelaté. Mais pour son histoire.

Clairvaux est teeellement début XIXème. La Révolution Française de 1789, ce ne sont pas uniquement des mecs avec des bonnets ridicules et d’affreux pantalons trop courts — des hipsters avant l’heure, accoutrements qui ont donné lieu à d’affreux spectacles de fin d’année dans toutes les cours de récré de France au moment du bicentenaire; non, la Révolution de 1789, c’est aussi le Clergé qui devient brutalement has been. Après des siècles de tendance. Et ce clergé se fait délester de ses propriétés par l’État. Tout début XIXe, pour cause de réforme du système pénal qui instaure la privation de liberté comme nouvelle peine, nombre de ses bâtiments récupérés par l’État, dont la configuration s’y prête, sont convertis en prison. Dont Clairvaux, donc. Rien de bien original, donc.

Partiellement désaffecté en 2009, l’impression qui domine aujourd’hui est: à la va-vite. Tout le monde semble avoir vidé les lieux en dix minutes chrono.

Ces murs, vieux de neuf cents ans — l’Abbaye a été construite au début du XIIème siècle, ces murs, maintes fois repeints et enduits pour être enfin tartinés de magazines, sont des Polaroïd retrouvés dans un grenier. Les pages déchirées d’un chapitre de la vie des mecs qui ont séjourné là.

Des bribes.

Du convenu à l’incongru.

De l’insulte à l’aphorisme.

De la petite touche coquette à la tartine écoeurante.

Du parfum d’enfance au jouet d’adulte.

Les murs de Clairvaux ne racontent rien mais en disent long sur ceux qui ont stagné là des années durant.

Ça tourne.

Au deuxième étage de cette bâtisse désaffectée, l’équipe a une régie à mettre en place, de la déco à fignoler, de la lumière à installer, des sons à prendre et des plans à tourner. Alors se dégorger le poireau sur les horreurs collées aux murs, honnêtement, c’est bon pour les touristes. Toute la semaine, leur monde va se réduire à quelques mètres carrés savamment éclairés. Une cellule d’abord — le premier jour, puis un bout de couloir coincé entre deux grilles le reste de la semaine. Sans compter le samedi qui aura une gueule de tournage de blockbuster.

Lundi, pendant l’install’, chaque corps de métier squatte une cellule. Le son, l’équipe image, les électros, les machinos, l’HMC… Tous se dégotent un petit nid douillet pour déballer leur bazar.

Des diffu’ et des gélat’ au garde-à-vous coincées avec des pinces à linge, des caisses à prolon’ et triplettes empilées, des pieds dépliés — prêts à l’emploi, des valoches à bonnettes ou à objectifs grandes ouvertes — partiellement vidées… La déco décroche la Palme d’Or — une cellule d’une douzaine de mètres carrés qui dégueule de merdier: un cadavre qui va se faire scier pendant la semaine, des caisses à outils, des bouteilles de rhum, une meuleuse et toute une collection de daubes improbables. L’équipe déco qui déballe, c’est un mini Leroy Merlin défoncé par des années de tournage; ce sont toutes les vieilleries d’eBay et du BonCoin concentrés au même endroit. Quand leur zone ne prend pas des allures d’atelier de fabrication de stupéfiants. Quand une équipe ciné déboule quelque part, l’étrange sensation que Dieu a éternué à cet endroit-là — et a tout retourné — saisit d’effroi. Tout est investi, déplacé, ré-agencé, démonté, repeint, modifié… plié pour s’adapter et coller aux besoins du film ou de l’équipe. Rien n’est épargné, tout va se faire maltraiter. Pour les besoins d’un film, le monde n’est qu’une matière première insignifiante — remodelable à souhait.

Et ACTION.


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