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Lost in Clairvaux - 4 - Où le chaud sauve des vies

Marcher pieds nus sur la neige, ça fait mal. Aux pieds surtout.

Marcher pieds nus sur la neige, ça fait mal. Aux pieds surtout.

Mee-Ka, son kiff, c’est la chaleur. Moins de 45°C dans sa piaule et le mecton grelote comme Bambi à la sortie du ventre de sa mère. En vacances, il aime cuire dans un sauna pendant trois plombes avant de sortir en courant, pieds nus dans la neige, pour se jeter la bite à l’air dans un lac gelé. Quelque part en Scandinavie.

Mais une minute ou deux, pas plus. Après tu sors. Sinon tu meurs.

Il raconte ses vacances en se massant le tendon d’Achille avec de l’huile essentielle de burnes de lama. Chaque soir, en débriefant, il renouvelle l’opération. La pisse de camélidé n’a jamais soigné quoi que ce soit — Djor-Dann se risque à lui faire la remarque mais il s’en fout. L’effet Placebo est encore le meilleur des remèdes.

Dans la vraie vie, à 7h30, 14h ou 23h, il donne toujours l’impression d’être coiffé par son oreiller. Sur le plateau, toute la journée, il boite — cause tendon d’Achille douloureux. Et dans la fausse vie du cinéma, le mec est assistant mise en scène. Premier assistant précisément, sur ce tournage. Chargé, pendant la préparation, entre autres, d’élaborer le plan de travail. Son job, c’est d’organiser l’enfer avant et de maintenir le cap pendant. C’est une hôtesse de l’air indiquant calmement les sorties de secours d’un geste de la main à bord d’un avion en flammes — incroyablement sexy et totalement inconscient.

De sa tronche à lui est venue l’idée de passer le premier jour de tournage enfermé dans une cellule — décor de la toute première scène du scénar’. Selon les prises, jusqu’à quatre comédiens, un unijambiste, une chef opératrice, son assistante, un électro, un ingé son, un perchman, un chef déco et un accessoiriste dans douze mètres carré avec Mee-Ka les invitant poliment à se mettre en place. Et un réalisateur, Pitt, ratatiné au fond, noyé dans un gobelet, planqué derrière un petit écran de contrôle… Au plus fort de la journée, la cellule a une gueule de rame de métro à 18h15 un soir de semaine. Et Pitt incarne le déglingué de service que les autres font semblant de ne pas voir. C’est le premier jour de sa seconde expérience à la mise en scène. Et le merdier engendré par les âneries qu’il a pondu sur un bout de papier un soir d’ivresse le dépassent un peu en cet instant. Ça ira mieux demain. Mais là, ça pique un peu les yeux.

Mee-Ka est aussi là, d’une certaine façon, pour dédramatiser. Le carnaval d’un plateau, il connait. La fulgurance avec laquelle chaque corps de métier s’envole — et s’égare parfois, il la contemple d’un regard bienveillant et amusé. Sur ce plateau, le SILEEENCE, c’est lui. Terme tranchant qui pose les bases saines pour une répétition ou pour tourner une prise. En écho, il y a toujours un ou deux SILENCE-POUR-UNE-RÉPÉTITION-MERCI ou une variante qui résonne dans la foulée. Téléphone arabe de talkie en talkie. Le premier écho est toujours celui d’Eh-Leez.

Seconde assistante mise en scène, Eh-Leez est le relais privilégié de Mee-Ka — notamment auprès des comédiens. Sur un court comme celui-ci, au budget… maîtrisé mais honnête, la donzelle est en charge du maquillage également. Audacieuse double casquette qui n’est pas dépourvue de sens. En français: elle prend en charge les comédiens dès leur arrivée. Dans le détail:

  • Un comédien, sur un plateau, c’est un môme. Si tu veux qu’il fasse un truc, faut lui dire. Eh-Leez s’y colle.
  • S’il faut leur sortir les doigts du cul pour qu’ils s’activent, c’est elle qui s’y colle. Habillage, maquillage, bavardage… La Sainte Trinité des loges peut prendre trois plombes si personne n’est là pour veiller au grain.
  • Soigner l’ego du casting dans les loges, c’est elle aussi qui s’y colle. Et là, chapeau l’artiste. Si l’ego de certains comédiens était comestible, la faim dans le monde serait pure science-fiction. Paradoxalement (ou pas), leur ego est proportionnel à leur fragilité. Plus leur seconde s’approche de celle du cristal, plus leur premier a besoin de place.

Si, le premier jour, avec seulement un comédien principal, un second rôle et deux petits rôles, Eh-Leez est guillerette, collant des frites au cul de tout le monde et lançant des regards aguicheurs à déclencher une émeute de banlieue dans un monastère tibétain, les jours suivants, la meute de comédiens nécessaires au tournage l’use modérément.

Putain, j’en chiais moins quand je partais en colo avec trente mômes de 10 ans.

Elle ne perd pas son sourire pour autant. Il est juste un peu caché derrière des froncements de sourcil, des mines boudeuses, des pincements de lèvre et quelques absences.

Ô joie de la répartition des tâches, l’assistanat mise en scène est un boulot d’équipe. Pas bégueule, Eh-Leez entraîne une autre camarade dans sa chute — Ax-L. Sur le papier, elle est stagiaire de la boîte de prod’. Lustrage de pompes, numéro de cirque, paella pour quinze personnes… Dans les bureaux de la prod’ à Paris, rien que du très banal pour occuper ses journées. Pour les besoins du film, Ax-L est catapultée troisième assistante mise en scène. En français: couturière, costumière et garde rapprochée.

Entre les nabots qui nettoient le sol avec leurs frocs, les gringalets qui flottent dans leurs chemises et les potelés en apnée dans leurs pantalons, Ax-L a du boulot les deux premiers jours pour faire rentrer certains comédiens dans leurs costumes.

Lorsque tout le monde est enfin déguisé, elle déboule sur le plateau pour faire porte-manteau. Oui, c’est ce qui arrive quand on tourne en février dans un bâtiment non chauffé qui plafonne à 10°C. Si toute l’équipe technique a sorti les polaires et les Damart, les comédiens doivent donner le change à l’image — doudoune interdite.

Donc Ax-L joue les porte-manteaux. Porte-plaid. Porte-couverture. Porte-tout-ce-qui-peut-réchauffer-le-cul-d’un-comédien-entre-les-prises. En complément, la régie fait péter les watts: des chauffe-gueules qui carburent au Butagaz et font un bruit monstre — donc coupés à chaque répétition ou prise de vue; des chaufferettes à se glisser dans les poches ou dans les pompes. Sympa, relativement efficace même, mais ça pince pour les comédiens malgré tout.

Ax-L a une particularité toute particulière, un truc magique bien à elle: elle est ivre du matin au soir. À 7h30 du mat’, ratatinée sur la banquette arrière du C3 de Guilch’: ivre; au déjeuner, calée entre Eh-Leez et ses potos technicos: ivre; l’après-midi, à peine visible sous les couvertures et vestes des comédiens: ivre. Cet état a une conséquence toute bête sur son comportement: elle rit. Tout le temps, elle rit. Sans cesse, elle rit. Lui taper dessus, s’en prendre à sa mère, faire des blagues misogynes, lui faire un bras d’honneur? Inutile. Elle rit.

Sa seule limite morale: se faire renifler le derrière par Keu-Fran, l’un des petits rôles qui passe la semaine sur le plateau. Le lascar l’a repéré dès le premier jour. Technique du poulpe baveux et lourdingue enclenché dans la foulée. Elle est tout de suite tombée sous le charme. Au point d’envisager le permis de port d’arme. En riant.

SILENCE-ON-VA-LA-TOURNER-MERCI


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