Ça va être long et chiant.
Ce simple constat sur les 25 prochaines années de l’existence est à l’origine de réflexions d’une part, de lectures, d’écoutes et de visionnages d’autre part. Tout ce petit monde s’auto-alimente : les premières orientent les secondes, les secondes nourrissent les premières.
Il y a quelque chose d’extrêmement insatisfaisant dans le mode de vie actuel. Travail, famille, endettement, accumulation de biens et de services en tous genres dans une quête sans fin d’un confort ultime inaccessible… Cette course effrénée apparait vaine et peu séduisante.
Alors réflexions et lectures, autour des alternatives, radicales ou non, réalistes ou non, s’immiscent dans le quotidien.
Lu pour la première fois il y a quelques semaines, après avoir revu Manhunt : Unabomber, La société industrielle et son avenir est un pamphlet écrit par Theodore Kaczynski.
Theodore Kaczynski est, selon Wikipedia, « un terroriste américain, mathématicien de formation, activiste anarcho-écologiste et néo-luddite. »
De 1978 à 1996, il a commis plusieurs attentats à la bombe aux États-Unis. Son pamphlet a été publié en septembre 1995 dans le New York Times et le Washington Post.
Ainsi commence son manifeste :
Les conséquences de la révolution industrielle ont été désastreuses pour l’humanité.
Le texte n’est certes pas toujours digeste, il est formellement très universitaire (chaque paragraphe est numéroté, les notes de bas de page sont nombreuses et ralentissent la lecture), mais ses vues radicales sur la technologie ou le poids des institutions gouvernantes en font un point de départ intéressant — tout casser puis ré-imaginer.
La technologie a mis l’espèce humaine dans un pétrin dont il ne sera pas facile de sortir.
Ledit point de départ est bien là :
Pour mieux comprendre ces notions de consommation, de dépendance et d’accumulation, Datagueule est un excellent vulgarisateur.
Outre l’état des lieux de notre consommation électrique (des voitures électriques aux brosses à dents, tout le monde en prend pour son grade), l’interview de Mathilde Szuba, Maître de conférences en science politique à Sciences Po Lille, en rajoute une couche.
Le drame, depuis les Trente Glorieuses jusqu’à aujourd’hui, c’est que les services qu’on estime normaux […] consomment de plus en plus d’énergie. Ce sont nos niveaux d’exigence et ce que la société considère comme normal qui a augmenté ces dernières décennies, jusqu’à arriver aujourd’hui à un niveau où ces seuils de normalité requièrent de notre part une consommation d’énergie qu’on n’est plus capable d’assurer sans détruire la planète.
Elle explique aussi la mollesse des volontés politiques : des vraies démarches de limitation d’impact (comme les quotas carbone par exemple) seraient une contrainte davantage pour les plus aisés que pour les plus modestes.
L’indicateur le plus prédictif de la consommation d’énergie d’une personne en France aujourd’hui, c’est son niveau de revenus. C’est-à-dire : plus on est riche, plus on consomme.
Elle démonte aussi (comme beaucoup d’autres) une illusion trop souvent servie : celle selon laquelle la technologie nous permettrait de résoudre tous les problèmes sans effort.
Aujourd’hui, il y a plus de gain écologique et climatique à trouver dans le fait de NE PAS faire certaines choses. Plutôt que de créer de nouvelles instances supplémentaires dédiées au climat, il y a beaucoup de choses qu’il faudrait s’abstenir de faire.
S’abstenir ? C’est ce que fait Mark Boyle, écrivain irlandais.
Depuis maintenant quatre ans, il vit dans un village au cœur de l’Irlande, débarrassé de toute technologie — de l’ordinateur au téléphone, du lave-linge au grille-pain, du chauffage au four. Il vit dans une cabane qu’il a construite, se déplace à vélo ou à pied.
J’ai grandi en espérant toutes ces choses, puis en comprenant que non, la télé ou une voiture rapide n’étaient pas un droit. C’est juste quelque chose à quoi, à un moment de l’histoire, nous nous sommes habitués. Je voulais parler de ma dépendance.
Honte à moi : je ne me suis pas encore attaqué à ses livres (L’homme sans argent, récit d’une année passée à vivre sans gagner ni dépenser d’argent, et L’année sauvage, qui raconte son mode de vie radical de ces quatre dernières années — en regard des standards occidentaux contemporains). Mais la lecture récente de l’interview parue dans le dernier numéro de We Demain vient de déplacer ses livres en haut de la pile à lire.
Nous n’arrivons pas à évoquer le problème de l’industrialisation parce que nous en sommes tellement dépendants que nous ne pouvons même pas nous demander si la technologie est le vrai problème.
Ce que Mark Boyle fait en choisissant de vivre ainsi, c’est changer son rapport au monde.
Cosmogonie : théorie sur la création du monde et de l’univers, qui prend soit la forme de légendes et de mythes soit d’hypothèses scientifiques.
La cosmogonie, dont la définition est un peu intimidante, est notre rapport global au monde. Il n’est pas question ici de goûts et de couleurs, de RSE ou de tri des déchets. Il s’agit de notre façon de composer le monde, de percevoir tout être et toute chose.
Parmi les outils de composition du monde partagés par la plupart des Occidentaux contemporains, l’un des plus fondamentaux est la séparation bien nette que nous érigeons entre la nature et la culture.
Le chamboulement de cette composition du monde est au cœur de la trilogie de BD d’Alessandro Pignocchi, Petit traité d’écologie sauvage.
En Amazonie, pas de concept de nature ; aucun mot dans les langues indiennes ne la désigne. Les plantes et les animaux sont considérés comme des personnes et les relations que l’on entretient avec eux sont apparentées à des relations sociales.
Les postulats de départ de ses BD sont délicieusement absurdes : tous les grands leaders politiques contemporains ont adopté le point de vue animiste des indiens jivaros ; les jivaros, eux, ont envoyé un anthropologue étudier les dernières traces d’une culture occidentale mourante, à Bois-Le-Roi, en Seine-et-Marne ; quant aux mésanges (parce qu’il y a des mésanges), elles se révèlent expertes en sabotage et en ironie cinglante.
Animisme : croyance en un esprit, une force vitale, qui anime les êtres vivants, les objets mais aussi les éléments naturels.
Le résultat est à la fois hilarant et triste.
Hilarant parce que voir Donald Trump et Emmanuel Macron argumenter sur la beauté des colibris en pleine conférence de presse, ou Vladimir Poutine légaliser le mariage inter-espèces (pour officialiser son histoire d’amour avec une papaye) provoque des barres de rire à en déchirer sa carte électorale sous l’effet des secousses1.
Triste, parce que le monde n’est pas comme ça. Parce que ce glissement de perspective, cette mise à distance proposée — ce changement de composition du monde — pourrait tout changer s’il advenait. Triste encore, parce que l’absurdité est (peut-être) dans le vrai monde d’aujourd’hui.
Petit traité d’écologie sauvage, La cosmologie du futur et Mythopoïèse devraient être vos prochaines lectures.
Ce changement de perspective, cette mise à distance, semble être le phénomène à l’œuvre dans la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes.
Nos manières d’habiter et de prendre soin du bocage contiennent en puissance un autre rapport à la nature. Un rapport qui pense le bocage comme un alentour qui nous enveloppe et nous englobe, plutôt que comme une extériorité que l’homme supérieur devrait gérer - que ce soit avec le dessein funeste de « l’exploiter » ou celui, naïf et présomptueux, de la « préserver ».
Prise de terre(s) est un texte écrit pendant l’été 2019, un an après l’abandon du projet d’aéroport, par les personnes restées sur la zone pour y vivre et développer des cultures. Le texte confesse les difficultés du quotidien, les batailles pour préserver ces lieux et ce qui s’y joue — une réinvention du rapport à la terre, nourri de l’expérience des agriculteurs qui y vivent depuis toujours et des nouvelles têtes venues pour un combat, restées pour expérimenter ce nouveau rapport au monde.
La Terre n’est ni une réserve naturelle, ni une ressource agricole, c’est un écheveau de relations entre minéraux, végétaux, animaux et humains.
Notre-Dame-Des-Landes est la mise en pratique des idées exposées dans les bandes dessinées d’Alessandro Pignocchi. D’ailleurs, sa dernière œuvre, La recomposition des mondes, est le récit de son expérience dans la ZAD.
Ce monde d’après, cet autre rapport aux êtres et aux choses, il convient de le vivre autant que de le rêver.
Oniri 2070 est un témoignage du futur. Une série d’interviews d’habitants d’un archipel en l’an 2070. Ils et elles évoquent la culture des poireaux autant que le langage des baleines, la frugalité de leurs habitats autant que leur rapport à leur environnement.
C’est un spectacle d’une petite heure, faits de témoignages pré-enregistrés, de chants, de beatbox et de projections vidéo. C’est un truc qui fait rêver — qui provoque la rêverie dans la tête des spectateurs.
Le challenge consiste en un spectacle itinérant, autonome en énergie (c’est à dire non relié au réseau électrique), et alimenté uniquement par des énergies renouvelables. La consommation maximale de la représentation est fixée à 1kWh, l’unité de base qui sert à mesurer la consommation électrique de chaque foyer.
[…] Dans la vie de tous les jours, 1kWh permet par exemple de prendre une demie douche chaude, parcourir 2km avec une Smart, utiliser son réfrigérateur pendant une demie journée seulement, ou encore cuire un poulet au four pendant 1h. […]
Pour relever ce défi, les systèmes de production et de stockage ont donc été dimensionnés pour répondre spécifiquement aux besoins énergétiques et logistiques du projet, en permettant notamment le transport du matériel à vélo et en évitant toute contrainte de poids et d’encombrement.
Oniri, c’est sobre, intelligent et sensible. C’est le monde d’après — on peut rêver.
Si tant est que l’on ait encore une carte électorale en sa possession↩︎