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Journal d’un charlot • 1/9 • Faux départ

«Passer de scénariste à réalisateur, c’est comme payer une addition bien salée, après avoir proposé une tournée générale au champagne»

La rôtisserie est fermée et l’ascenseur est en panne.

Dans la vraie vie du vrai monde, il y a des rues, des immeubles, des gens qui y vivent, des commerces qui ferment le lundi, des cons et des gens super sympas. Dans le milieu du cinéma, qui est tout sauf un vrai métier, le monde se réduit à un scénario. Et quand il s’agit d’un court-métrage, le monde se réduit à une quinzaine de pages griffonnées sur du PQ. Si, sur l’une desdites feuilles, il y a une obscure mention du type EXT. JOUR rôtisserie, le monde se réduit donc à çà.

Silence radio

Là commence le travail de l’assistante-réalisateur et de ses assistants: faire le tour du monde en calèche pour trouver une rôtisserie bien mignonne. Qui se révèle un artisan boucher avec rôtissoire électrique sur le pas de la porte. En vrai, à l’assistante-réa, le mec a dit ouais ouais. Au téléphone, au moins trois ou quatre fois, le mec a dit ouais ouais. Le lundi matin, premier jour de tournage pour les gens du cinéma et jour de repos pour l’artisan boucher, le mec l’a mise dans l’os à tout le monde. Rideau tiré, grasse mat’, silence radio.

L’ascenseur en panne, c’est la cerise sur le MacDo. Une petite galère sur l’autre lieu de tournage du jour, situé à cinquante mètres, servant à d’autres étranges mentions. INT. nuit cage d’escalier, INT. nuit palier…

La journée commence donc par: rien. Fumage de clopes syndical des professionnels du cinéma.

Dream Team

Bienvenue sur le tournage du premier court-métrage de Pitt, meilleur pote en chef et fierté nationale personnelle. Le mec débute. Mais son équipe, sélectionnée au p’tit poil du cul par son producteur, c’est la Dream Team de 92 en jean’s pompes de sécu ou jogging baskets selon le poste occupé.

G., son prod. L’air d’avoir dormi sur un lit d’orties. Molletonné mais irritant. Des cernes grosses comme des boules de bowling. Barbouillé au point d’en chier des Rubik’s Cube mais prétend le contraire, passe 73 coups de fil entre 11h et 19h37, synchronise 4 fois son iPhone sur son MacBook Pro, discute avec tout le monde, souffle fort par le nez mais laisse Pitt mener sa barque avec la fine équipe.

C., la première assistante-réa. Son job, c’est de tenir les bêtes. Tout le monde doit faire un pas, synchro si possible. La lumière brille, le son enregistre, la caméra va filmer, le comédien est là, personne ne bouge, tout le monde la ferme, on est à un cheveu d’une première prise. Ah non, un truc merde. Et tout le monde s’éparpille mais non. Par le bout dudit cheveu, elle retient la troupe. Ce boulot demande: une grande souplesse, une main de fer, un gant de velours et un ulcère mentalement gérable.

D., le chef op’. Chargé de mettre en place la lumière avec ses électros et de diriger F., la steadicameuse. D., à partir du moment où il commence son taff, il ne fait que çà. Son monde à lui, c’est l’écran de contrôle sur lequel est diffusé ce que capte la caméra. Un pet de lumière de travers, une caméra trop lente, trop rapide, un éternuement de moustique à l’image et le lascar va faire plier le monde pour que ça rentre ou que ça sorte du cadre. Pour ce faire, le lascar utilise sa concentration de joueur d’échecs.

F., la steadicameuse. Yeux qui pétillent, carrure de basketteuse, jogging du dimanche, baskets d’aérobic et dextérité d’arnaqueur des Puces de Saint-Ouen avec une caméra qui pèse un âne mort vissée à son buste, coincée dans une cage d’escalier large comme un chiotte turc.

JP. De loin, il a l’air d’un cloche. De ceux qui déambulent des heures entières dans les rues de Paris, chargés de sacs. De près, pareil. Un vieux sweat-shirt criblé de tâches, des doigts Germinal (selon les termes de la maquilleuse), des clopes roulées qui ont une gueule de mégot, avant même qu’il ne les fume. Mais le mec est un as de la bidouille, de la bricole, de la démerde. Des fausses cartes d’identité, de la pluie avec un tuyau d’arrosage, des panneaux d’interdiction de fumer, de la coke avec de la Maïzéna… Le mec sait même déglinguer le chrono de la script pour éviter qu’il fasse bip bip pendant les prises. Entre ses vieux sacs, noirs de merde, et sa carriole magique, amenée en camion par l’équipe, le mec solutionne tout un tas de problèmes qui n’en sont pas dans la vraie vie du vrai monde. Carte d’identité dans la poche, pluie dans le ciel, panneaux d’interdiction dans certains lieux publics, coke chez le dealer… La vraie vie a déjà pensé à tous ses problèmes et offre des solutions. Le cinoche, lui, doit tout réinventer.

Il y a F., au son. Avec son perchman, le mec qui tient la marmotte plantée au bout d’un bâton noir. Ces deux-là sont des crèmes Mont-Blanc à la vanille. Des amours. Tranquilles et disponibles. Consciencieux. Des hyper-sensibles de l’oreille interne. F. râle au moindre bruit d’activité gastrique intempestive non-désirée sur la bande son. Sur les coups de 18 heures, quand démarre un cours particulier de piano dans les étages, c’est la rupture d’anévrisme qui le guette. Être ingé son, c’est aimer le silence. Et à Paris, le silence, c’est un doux rêve d’enfant qui attend le Père Noël, roulé en boule sous sa couette qui sent bon la Soupline.

La régie. Pas compliqué. Ici, en régie, tout le monde s’appelle F. Comme au son. Appeler F. condamne à la même réponse.

Lequel?

P., le comédien principal. Après quelques essais, il a son costume. Et il décide de se rouler par terre, dans la boue et l’herbe du parc de la Place du Commerce, pour avoir l’air plus crade, plus authentique. Le rôle l’exige. N., le deuxième assistant-réa, chargé de veiller sur lui, soupire.

Va y avoir des problèmes de raccord caca et terre.

C’est le gros de l’équipe. Celle qui va passer la journée à batailler pour tomber les plans dans la cage d’escalier. Jongler avec le steadicam, caler un rail de travelling impossible, chipoter sur les ombres… Le soir, ils batailleront, parait-il, pour des plans dans la cour intérieure. Des coups de stress, des coups de pression. Pitt concluera la journée par texto.

Fierté de pote

Deux plans zappés, un plan gagné, une heure supp.

Une fierté de pote, c’est un truc totalement subjectif, affreusement biaisé. Décrocher un vrai boulot, se marier, faire un môme, divorcer, siffler les vodkas par paquets de douze, pécho les plus bonnes meufs du bahut, crocheter des portières de serrure avec un cintre… Faire un putain de premier court-métrage. Genre officiel. Genre producteur, équipe technique, maquillage et compagnie. Il y a même des bananes en régie. Et voir le JP bricolo cracra se dézinguer une banane en deux bouchées, c’est du kiff en barres.

Pour faire du cinoche, outre la passion, il faut de l’humour. Beaucoup. Et de la sagesse shaolin. Par quintaux. Parce que là, au matin du premier jour, la rôtisserie est fermée et l’ascenseur est en panne.

Bon. On va aller déjeuner.

Sagesse shaolin selon le régisseur général, le producteur et l’assistante-réa.

Fin de journée.

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