Il y a les champs endormis et les pâturages au repos. Il y a la lumière du matin, les droites gauches erratiques de la route et les aveuglements soudains qui arrachent un sourire. Il y a les bardées d’arbres qui déchirent en silence le paysage en deux. Il y a les petites routes cabossées qui font sautiller l’équipée dérisoire du cycliste sur sa monture. Il y a le ventre vide, le cœur léger et la tête encore un peu embrumée.
La campagne au petit matin, c’est la planète qui décide d’ouvrir ses chakras à bombe de balle pour te faire un cadeau unique — la sensation d’être au monde.
Départ de Ceaucé, dans l’Orne, à 7h30. Puis la campagne. Puis la tête trop en l’air, un croisement loupé, et une départementale, modèle ligne droite qui fait les montagnes russes sur les collines. Un petit kilomètre lancé avant de remettre la main sur un accès à la piste, coincé entre deux arbres fruitiers perdus là. Tunnel de verdure.
Tu descends. À droite après le pont, puis tu vas tomber dessus après un cédez le passage. Non un stop. Non. Un cédez le passage.
Je me suis arrêté sans voir qu’il était là, dans son jardin, à fumer du tabac brun dont l’odeur va placer toute la ville en quarantaine dans dix minutes. Alors j’ai improvisé une question sur la direction à prendre. D’où sa réponse. Puis sa question.
C’est quoi comme appareil ?
Il hoche la tête en direction de l’appareil photo suspendu à la ceinture depuis le départ. Il n’attend pas la réponse.
J’ai eu un Nikon à une époque. Un D300. J’ai adoré.
10 secondes de geekerie photographique plus tard, seul coup de pédale pour descendre jusqu’au pont, puis à droite, puis putain de côte ah le bâtard il avait pas dit que c’était un mur il est huit heures du mat’ raclure faut prévenir.
Un proxi ouvert le dimanche matin à partir de 8 heures, et une boulangerie. Ravito. Puis descente balek des freins jusqu’au pont et grimpette laborieuse pour quitter Ambrière-les-Vallées et son odeur de tabac brun. Retour dans le vert jusqu’au viaduc de la Roblinière.
4 paquets de dragibus passent.
Bon appétit.
Deux dragibus au LSD passent quelques minutes plus tard.
Bon appétit.
En s’éloignant de la ville quelques temps pour aller vadrouiller partout où le vent mène, on s’imagine mettre à distance le mauvais goût citadin en matière vestimentaire sportive. Non non, même à la campagne, les sportifs du dimanche rivalisent de couleurs pétaradantes pour leur sortie dominicale, à pinces ou à roulettes. Et les chemins et les allées et les parcs du monde civilisé se retrouvent inondés de bonbons acidulés, transpirants comme des bœufs de Kobé avant de passer à l’abattoir. Des Dragibus. Mais polis. Bon appétit.
Le fluo, c’est comme les espadrilles. C’est interdit. Point.
Le pain au chocolat sera déchiré haut perché sur le viaduc, à voir défiler les Dragibus.
Le viaduc n’est qu’une pause grande ouverte dans le tunnel de verdure de la voie verte. La voie de chemin de fer abandonnée sert de vélo rail, attraction estivale du coin, en repli technique à cette heure matinale.
Mayenne la morne en ce dimanche matin sera rapidement esquivée, le temps de refaire quelques emplettes — un deuxième pain au chocolat, c’est bien aussi.
Elles dressent les tables. Déboulent sur la terrasse avec de grands plateaux débordant de verres, s’interpellent pour vérifier s’il y a du sel et du poivre sur la 12 et la 15. La terrasse donne sur la Mayenne, la rivière. La journée s’annonce chaude, le coup de feu du midi explosif.
La Mayenne. Pour la rencontrer, il a fallu sortir du centre ville endormi et triste, longer les quartiers résidentiels en plein petit déjeuner, traverser une zone commerciale vice championne d’Europe de laideur, se laisser filer le long d’une descente, entre les bricomarché et mondial literie puis virer soudainement à gauche pour atterrir sur le banc à côté de l’hôtel restaurant. Et là, paisible et accueillante, la rivière. Et le deuxième pain au chocolat. Et ma paire de baskets qui tirent une drôle de tronche. Une gueule béante.
C’était avec Loulou. Le Loulou des 400 coups. Celui des soirées folles à poncer Bastille et Oberkampf jusqu’au petit matin, des mini soirées disco dans la kitchenette de mon studio en rez-de-chaussée de l’avenue de Flandre, et des après-midis pas-de-tune dans les friperies de Place Clichy. C’était il y a quinze ans. Plutôt dix-sept. Une paire de pompes flambants neuves pour quinze euros chez Guerisol. Quinze, dix-sept ans plus tard, la même paire de pompes implore de mettre un terme à ses souffrances. Il va falloir tenir jusqu’à La Rochelle, mesdames. Déso.
Ton carnet de route accompagne à merveille les tartines beurrées.
R. fait coucou par SMS, pour venir aux nouvelles. Ça va du feu de Dieu - l’essentiel de la réponse.
Rire et pleurer en même temps est possible, mais reste une expérience émotionnellement singulière. Là, tout de suite. Là, tout le temps. De tunnels verdoyants en grandes ouvertures sur les pâturages, de fleurs alléchantes en hautes herbes chancelantes, d’écluses élégantes en maisons coquettes, la rivière fait pleuvoir les offrandes.
Tomber sur un champ doré au sortir d’une courbe et pleurer et rire. Longer un pâturage, s’amuser des vaches entassées à l’ombre et pleurer et rire. Contempler les bicoques en bord de rivière et rire et pleurer.
Approcher d’une écluse. La vieille bâtisse est imposante, élégante, souvent restaurée pour proposer une carte postale. Parfois, il n’y a plus que les murs. La bicoque de l’éclusier est à côté, plus modeste mais coquette. Franchir la ligne précise séparant l’avant de l’après écluse. Et pleurer et rire avec le son, le bourdonnement chuintement de l’eau qui descend d’une grosse marche. Mini cascade d’un mètre, impeccable et constante.
Ce son, ce son…
Pause clope dans la matinée. Le compteur affiche 60 bornes parcourues. Baroudeurs, familles, joggeurs, joggeuses, randonneuses… le défilé de Dragibus se poursuit au bord de la Mayenne.
Les bornes défilent et la Mayenne te rince, te régale.
Tout réclame de l’attention. Le filet de gaz le long de la Mayenne vire à l’ivresse, de celle qui fait sourire et câliner d’un peu trop près.
Arrivée sur Laval à midi pétantes. Sur l’autre rive, La halte fait un clin d’œil.
Des glaçons ?
Grave.
Une rondelle de citron ?
Toi, tu veux me faire chialer de bonheur là tout de suite.
Tu as les cheveux châtain, des lunettes carrées aux angles arrondis, un haut noir sans manche, à ras du cou, et tu souris après chaque question et chaque réponse. Ta sœur porte un haut blanc tenu par des fines bretelles et un pantalon ample dans les tons chair. Quand elle marche d’une table à l’autre, c’est élégant et sans forcer. Votre mère est une femme avenante et serviable, elle proposera de remplir les gourdes parce qu’avec cette chaleur, mieux vaut être paré, c’est plus prudent.
La ville, à son meilleur moment - en terrasse, juste avant le coup de feu d’un dimanche estival.
Changement de rive mais pas de décor. Quitter la ville. Laisser les quelques voitures égarées et les rues désertes, fuir les bâtiments étouffants et retrouver du vert. Et tomber sur un banc ombragé. Donc un endroit pour déjeuner.
74 bornes au départ post sandwich. Il est à peine 14 heures. Ni voie ni chemin ni route ne laisse à penser qu’un camping est jouable à proximité. La carte en indique un, quelques kilomètres à l’ouest, mais le nom machin bidule tourisme hérite d’une simple grimace.
Allez, roule. Et l’eau et les arbres et les oiseaux et les fleurs et le gravillon et la chaleur et le tunnel de verdure et rire et pleurer et maintenir le rythme.
Ouais. A Villiers Champagne. Faut prendre le pont de La Valette à Houssay.
Ça sent la bière qui tiédit et le shit bon marché. Sur la petite table pliante, une boîte de gâteaux apéro Monaco format familial et suffisamment de cadavres de bière pour reconstruire la Tour Eiffel. Les trois jeunes pêcheurs d’à peine plus de vingt ans ont bien quelques lignes de pêche lancées, mais le gros de l’activité consiste à lézarder au soleil jusqu’au coma. Et renseigner les cyclistes de passage sur les campings à proximité.
La dame de l’accueil est aimable. Elle connaît son job, le fait vite et bien sans en donner l’impression. Elle a un frigo dans sa réception, avec des canettes de Perrier bien fraîches. Elle a un congélateur avec des glaces, des Cornetto crème glacée au chocolat.
Tous les emplacements ont une maisonnette — une cuisine et une salle de bains de plain pied pour faciliter l’accès des personnes à mobilité réduite. Dans la cuisine, il y a un frigo. Un frigo. Pour rafraîchir des tomates et des pêches achetées dans une supérette le matin même par exemple. Il y a des prises électriques à disposition pour charger son téléphone et sa tablette par exemple. L’emplacement est ombragé, les haies sont taillées bas pour éviter la sensation d’étouffement. La nuit coûte 12 balles, la canette un euro et le cornetto deux. Il existe beaucoup d’adjectifs qualificatifs en langue française, mais honnête voir royal semblent les plus adaptés.
Une journée passée à fendre la beauté et une nuit en trois étoiles. Parfois, les chakras de ce monde sont grands ouverts pour y accueillir toutes et ceux qui veulent bien s’y épancher avec délice.
Il y a les bivouacs qui ont chacun une table sous la tente. Ou vous avez les grandes canadiennes, avec une terrasse, une table et des chaises. Vous pouvez vous installer pour manger ou écrire. Il n’y a personne à la 14. N’hésitez pas.
Un cornetto chocolat dans une main, une gorgée de Perrier frais et pétillant de temps en temps, un zouzou pour assoir le tout. Calé sur une chaise en plastique, attablé sous l’auvent d’une canadienne.
Le bureau idéal pour toutes celles et ceux qui ne veulent surtout pas travailler.
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