Lee a passé des semaines à s’entraîner. Le soir, en rentrant du boulot. Le week-end, de bon matin. Il a commencé par des sessions de quelques kilomètres. avec des pauses, des étirements. Progressivement, il a poussé un peu. Des plus longues distances. Les dernières semaines, il a maintenu l’entraînement, modifié son alimentation, réglé son rythme de vie aussi précisément que possible. Avec son poste de comptable dans un cabinet de Manchester, facile. Un boulot aux horaires fixes, une pause repas quotidienne à heure fixe, des journées globalement sous contrôle. La semaine précédent l’événement, il prend son vendredi. Le jeudi en fin de journée, il traîne un peu plus tard au bureau. Pour tout boucler, ne rien laisser en vrac avant son week-end de trois jours. Les collègues défilent à sa porte — encouragements et salutations de rigueur. Lee est serein. Détendu. Il se sent prêt. Le vendredi, il prend le train de 13h55 à Manchester Piccadilly en direction de London Euston. Il arrive à 16h07, en retard de deux minutes sur l’horaire. En sortant de la gare, il file à l’hôtel — près de Greenwich Park — dans lequel il a réservé une chambre des mois plus tôt. Il déballe ses quelques affaires, sort dîner puis va se coucher tôt. Le lendemain, le samedi, à son réveil, la journée s’annonce fraîche mais belle. P’tit déj’ de champion, douche. Il attrape son appareil photo numérique puis part traîner dans les rues, à la pêche aux instants. Il a un Canon 5D qui coûte un bras — la photo, c’est son dada — et un téléobjectif 70–200mm — un caillou impressionnant. Il traîne quelques heures avant de tomber sur elle. Emmitouflée en pleine journée dans un duvet, coincée entre deux grosses poubelles d’une épicerie chinoise, planquée dans une contre allée. Il hésite quelques instants — un peu trop longtemps — puis attrape son appareil, zoome et va capturer le moment. Pas de chance, elle le prend en flag’ et n’apprécie guère son attitude. Elle l’interpelle, se met gentiment à beugler en le pointant du doigt. Monsieur et Madame Tout-le-Monde, passant par là, la dévisagent avec mépris avant de le toiser lui. Coincé entre sa colère à elle et le dédain alentour, Lee a deux solutions:
Il hésite — moins longtemps cette fois — puis se décide à traverser la rue. Il s’approche, s’excuse et s’assoit par terre, au pied du duvet, entre les poubelles. Elle baisse son régime moteur, se rassoit et lui taxe d’abord une clope. Dommages et intérêts. En vain. Vient le moment des présentations.
Elle a dix-huit ans, se pilonne méchamment la tronche au crack et a une espérance de vie réduite à peau d’zob. Ses deux vieux sont morts, elle s’est retrouvée à la rue en un claquement de doigts et traîne depuis sa carcasse en attendant des jours meilleurs. Qui n’arriveront jamais. La police la retrouvera morte au même endroit, six mois plus tard, dans un état difficile à décrire, même pour un légiste. Lui, il s’appelle Lee Jeffries, il est comptable. Il vit et travaille à Manchester. Il ne fume pas. Le week-end, quand il s’emmerde, il fait des photos. Quand au pourquoi de sa présence à Londres, c’est complètement con: il vient participer au marathon du lendemain, dimanche 13 avril. C’est le Kényan Martin Lel qui remportera l’épreuve, pour la troisième fois depuis 2005. Mais là, en cet instant, le marathon, Lee n’en a plus rien à faire. La gueule et l’histoire de cette gamine lui déchirent le bide depuis qu’il s’est assis par terre. Il passera la journée le cul sur le bitume. Il lui paiera à manger en fin de journée — lui ne touchera pas à son assiette. La laissera à son sort le soir venu avant de rentrer à l’hôtel. La p’tite lui lâchera même un sourire, histoire de l’achever. Le lendemain, il passera le marathon cloîtré dans sa chambre d’hôtel avant de rentrer le soir même vers Manchester. Le lundi, il est de retour au bureau. Et n’a rien à raconter. Aucun exploit, aucun chrono, aucune douleur à détailler. Ce boulot de comptable, Lee va le garder. Parce qu’il est comme tout le monde. Cinéaste, boucher, photographe, éboueur, peintre, clochard, musicien, boulanger, secrétaire… tout le monde bouffe.
La rencontre avec la gamine de Londres va altérer sa pratique de la photographie amateur:
À compter de ce moment-là, l’ami Lee va pratiquer la pêche aux sales gueules. À Manchester, bien sûr. Mais, dès qu’il aura du blé et des vacances, il ira renifler d’autres bitumes. Londres encore, Paris, Rome. Il ira à Los Angeles aussi, à New York. Pour tous ces voyages, il s’auto-finance. Comprendre: le mec fait ce qu’il veut avec son fric, sans rien demander à personne. Après quelques temps, il a une belle collection. Gonflé par l’enthousiasme de son entourage, il se risque à proposer ses clichés dans des concours amateurs. Le lascar remporte même des prix — des appareils ou des objectifs le plus souvent. Il en fait don aux bonnes oeuvres — toute structure qui file un toit et des protéines aux crève-la-dalle. Lentement, à force de photographier les gueules encrassées des métropoles occidentales, Lee se fait un nom. D’abord dans des revues amateurs, puis dansdes revues plus sérieuses, puis dans des quotidiens plus mainstream comme The Guardian.
Début 2014, Yellow Korner sort un livre sur ses portraits. 2,2kg de sales gueules, ruinées par le bitume. Un joli tirage à 1500 exemplaires. Une perle de crasse.
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