Le programme du jour. Jouable. L’atelier d’écriture de la veille au soir, jusqu’à 2h30 du mat’, complique le réveil du dimanche. Mémé grince un peu des dents.
Le modeste paquetage du jour se prépare en grignotant des fraises et du fromage. Fin gourmet au p’tit déj. À neuf heures et demi, en selle. Direction : Le Croisic. Distance estimée : entre 100 et 120 bornes, selon les détours et égarements.
En 10 minutes, retour sur un axe autrefois quotidien : la route des Usines, du bas Chantenay à Indre, en passant par le Pont de Cheviré. Les silos menaçants même le week-end, les grues imposantes même le week-end, le pont défiant le vent même le week-end.
Les friches industrielles font triste mine, les zones en activité ne sont pas plus séduisantes.
À Indre, le marché apaise. Les étals dégueulent de vivres, les aînés minaudent, les familles dévorent des yeux avant de remplir leurs paniers jusqu’au ciel.
En quittant le marché, juste après la toute petite côte qui surprend et qui fait chier, la ville prend des allures de banlieue dortoir. Les rues transpirent l’ennui de la classe moyenne. Dans un des jardins, peut-être, un homme avec des ciseaux à la place des doigts veille à la taille des arbustes et bosquets.
À Couëron, la Maison dans la Loire peine à s’imposer face aux textures du ciel, les cheminées d’un autre temps n’impressionnent plus personne.
Le gris passé de Couëron cède la place aux belles demeures du Pellerin. Il faut encore quelques kilomètres pour que la civilisation perde progressivement du terrain. Donc que les premiers égarements arrivent, avec les kilomètres pour atterrir nul part.
Saint-Étienne de Montluc, Cordemais, Bouée, Lavau-Sur-Loire… Tout cela se fera au doigt mouillé, au milieu des marais et des champs, en roulant au hasard, hésitant sur une route pour bifurquer sur une autre puis rebrousser chemin si besoin. Le GPS n’est pas une option. La musique, le sifflement du vent, le moteur des boîtes à roue et des bécanes, le grondement des tracteurs, le cliquetis de la chaîne sur les pignons sont autant de sons acceptables (voire appréciés pour certains). Mais À droite, prenez à, deux cents, mètres
n’en est pas un. Le téléphone intelligent geolocalisé enregistre le parcours et la distance parcourue, fait office de carte si besoin pour tenter de se repérer, mais pas de donneur d’ordres.
Des instants, des phrases, des sourires, des goûts, des odeurs, des postures, des parfums, des gestes, des sons reviennent en mémoire.
Dans ces routes perdues, les athlètes dominicaux triomphent : des mollets comme des poulets rôtis du marché, des cuisses comme des pilotis de plateforme offshore.
Goûts et parfums sont toujours les souvenirs les plus surprenants : la fausse impression que papilles et nez sont capables de reproduire une sensation sur commande du cerveau.
Parfois, une zone d’activité apparait. Un panneau moche, devant des bâtiments moches, proposant des services moches. Première pause syndicale à Bouée, au croisement offrant le choix entre Savenay et Lavau-sur-Loire. Zouzou, gorgées d’eau. En redémarrant vers Lavau, un tunnel de verdure fait un joli cadeau : un shoot de froid. Sur une centaine de mètres, une chair de poule se propage sur les bras, le torse, le ventre et dans le dos. La chemise gonflée d’air, la sensation donne envie de pleurer, ému par sa beauté, sa soudaineté et sa délicatesse.
Des instants, des phrases, des sourires, des goûts, des odeurs, des postures, des parfums, des gestes, des sons peuvent revenir en mémoire. En boucle. Dans le désordre. Comme des fulgurances qui brouillent la vue et parfois l’ouïe, ou bien des instants fugaces qui tordent les entrailles. Et la chair de poule n’aide pas.
Un panneau remet sur des rails tout autant qu’il annonce un retour progressif mais inévitable à une civilisation plus brutale.
La sonnerie retentit, les feux clignotent, les barres s’abaissent, le sifflement déchire la scène et le souffle aspire : les passages à niveaux, ces dispositifs d’un autre temps offrant un spectacle son et lumière. Le temps de l’articuler dans son esprit, le silence reprend ses droits. Fin de la représentation.
Chemins, voies secondaires, tunnels obscurs et bourgades endormies mènent à une surprenante piste cyclable qui fend les quartiers résidentiels qui sentent la merguez et les zones d’activité qui puent la mort. Sur une voie sans issue, deux jeunes femmes apprivoisent une 125cc sans grand succès pour l’instant.
De retour sur un axe principal, la route révèle une bête aux entrailles exposées à ciel ouvert. Des viscères déversées et des panses gonflées. Des boursouflures. Des veines tendues.
La batterie de l’appareil photo lâche. Dommage, je reprenais goût à sentir un doigt sur un déclencheur. Le téléphone intelligent prendra le relais.
L’interminable ligne droite, le long du Bassin de Saint-Nazaire, déroule enfin son tapis jusqu’au front de mer, pour se dissoudre entre la Baleine déshydratée et le café iodé.
Nouvel pause syndicale à deux pas, au bar sous les palmiers la plage, pour un instant coca falafel du marché zouzou et reprise de souffle. Des ados disent des âneries à une table en sirotant des grenadines, un couple de français sympathise avec un couple d’étrangers qui racontent leurs découvertes de la vie nazairienne en butant sur chaque mot.
À l’arrière plan, une poubelle, une main qui y plonge, une boîte de Happy Meal, un reste de burger, une première bouchée en s’éloignant. Trente secondes dans la vie d’une ombre du monde.
Le front de mer de Saint-Nazaire est un petit panard à faire en vélo. Une longue expiration suffit à le parcourir, le revêtement est d’une douceur sans pareil, la population piétonne réduite à l’essentiel, la lumière généreuse et le ciel un moteur à rêveries
En quittant le front de mer, la leeente ascension commence. Rarement du plat, toujours à tirer un peu vers le haut quand même pour tirer sur les cuisses quand même sinon c’est pas drôle quand même. Quitter Saint-Nazaire se paye lentement mais sûrement.
Les distractions à répétition dans la tête, les absences pour cause d’émotions non-sollicitées mais savoureuses : tout ça dévie la route sans vraiment s’en rendre compte. Ce sera la D92 et quelques détours qui mèneront à Pornichet la coquette. Même les marquages au sol ont leur touche bien à eux. Sur le front de mer jusqu’à la Baule, la circulation automobile prête à sourire ou donne envie de pleurer. Jeter les voitures à la poubelle relève de l’impossible. On crèvera tous sous le poids de la tôle.
Absence. Dialogues imaginaires. Scènes rejouées. L’esplanade Benoît se cale sous les roues.
CYCLISTES, VEUILLEZ DESCENDRE DE VÉLO
Tant pis. Éloge de la transgression.
Si Pornichet est une coquette, Le Pouliguen est une princesse. Une gueule d’ange. Les jardinières sur le pont qui enjambe le port de plaisance, de la taille de mon plumard, dégueulent de fleurs. Tout est de bon goût balnéaire.
C’est con les émotions. C’est vachement bien fichu. Un simple panneau à l’entrée d’une ville, un sourire fugace sur un visage, ou même une voiture empruntant un rond-point suffisent à provoquer un truc qui décolle tout à l’intérieur, qui coupe le souffle et oblige à poser pied à terre. Dorénavant, je me délecte de ces instants-là quand ils tombent. Il a fallu apprendre, comprendre à quel point ces émotions-là sont de la plus haute importance dans une insignifiante existence, pour être sensible à toute chose et tout être.
Écrire permet (parfois, et maladroitement) tantôt de les effleurer, tantôt de les préserver, voire de les hurler dans les oreilles de celles et ceux qui lisent entre les lignes.
Ces émotions-là — une sorte de todo list dont aucune case ne sera jamais cochée, semble-t-il — sont les choses impossibles, les choses impensables, liées à des instants, des phrases, des sourires, des goûts, des odeurs, des postures, des parfums, des gestes, des sons.
Le Croisic apparait. Avec les kilomètres accumulés, les absences virent au trou noir. Assis parterre, une quiche sans saveur d’une boulangerie prétentieuse fournit des calories. Sur le quai d’en face, une fête foraine au rabais peine à séduire le chaland.
Zouzou sur le quai de la gare. Dans le train, l’air conditionné apaise les muscles, rafraichit le souffle, évite la chute dans le sommeil profond pour se cantonner à la douce léthargie. Le téléphone intelligent propose un bilan chiffré mais insipide.
Marais salants, sites industriels, jusqu’aux silos de la route des usines : le trajet retour est une bande-annonce, montée à rebours, du trajet effectué.
Douche salvatrice, repas frugal, atelier d’écriture torturé — de ceux qui, comme 95% du temps, ne satisfont pas, déçoivent, agacent. Tant pis.
Le son qui a donné le ton du week-end fournit la réponse.
Ce sera Gambino.