1938. Le diéthyllysergamide est synthétisé par le chimiste Albert Hofmann pour le compte des laboratoires pharmaceutiques Sandoz. Des tests sont réalisés sur des animaux. Lapinoux et chatons se tapent la tête contre les murs lors de l’expérience. La molécule ne présentant aucun intérêt, les recherches sont arrêtées.
1943. Hofmann revient à ses premières amours. Il auto-expérimente sa découverte le 19 avril. Au cours de l’expérience, son vélo devient un escargot qui roule à la vitesse de l’éclair, sa maison se transforme en prison et sa voisine prend les traits d’une vieille sorcière maléfique.
1947. Sandoz met une préparation-test du nom de Delysid à disposition des chercheurs.
C’est le début de la fête…
Pour cette expérience, le Draw-a-Person Test sera utilisé.
Murs, table et chaises de couleur blanche. Les blouses également sont blanches. Seul le canapé est gris anthracite. On se croirait dans un hôpital. Effectivement, nous y sommes. À l’hôpital psychiatrique de Boston, en juin 1955. Dans la salle d’interview n°4, dans les blouses, il y a deux médecins: l’un traite, l’autre observe. Il y a aussi le sujet n°20-25 assis sur une chaise face à la table. À sa disposition, dans une grande boîte en carton: feutres, crayons, pastels, fusains, pinceaux… Dans le bras de 20-25 est plantée l’aiguille d’une seringue, manipulée avec précaution et précision par le médecin traitant.
Une première dose de 50 microgrammes est administrée.
Y en a pour longtemps? C’est que… je suis attendu à dîner.
Une nouvelle de 50𝛍g est administrée.
Aïe!
Dessinez-moi.
Stimulation du patient par le médecin traitant. 20-25 se décide pour le fusain. Les gestes sont précis et mesurés. Le sujet reste concentré sur sa tâche.
Conditions normales… Pas encore d’effets. Peut-êt’ ça marche pas, vot’ truc.
Nouvelle dose de 50𝛍g. Le patient semble euphorique.
«Je peux vous voir clairement, très distinctement. Ceci… Vous… Tout est… J’ai un tout petit peu de mal à contrôler ce putain de crayon. On dirait qu’il veut continuer.»
Des premiers symptômes physiques sont apparus: agitation, frissons et sudation.
Dessinez-moi.
20-25 gigote comme un asticot accroché à un hameçon, à deux doigts de se faire becter par une truite. Il brise le fusain qu’il a dans la main, en saisit un autre, le brise à nouveau puis un troisième qu’il parvient à garder intact. Ce fusain a une fâcheuse tendance à poursuivre sa route — se finissant bien souvent hors de la feuille, à même la table qui noircit à mesure que le dessin prend forme.
Dessinez-moi.
20-25 est très concentré. Penché sur la table, sa joue collée contre la feuille de papier, il suit son tracé du bout du nez. La bouche en cul de poule, il émet un léger sifflement qu’il n’interrompt que pour reprendre son souffle. Donc éviter l’asphyxie. Il pousse parfois de petits cris. Il sourit, crie à nouveau. Puis le sifflement reprend.
Les contours semblent normals… Normaux. Mais très brillants — tout change de couleur. Tout bouge beaucoup beaucoup. Ma mimine doit suivre le trait très épais des lignes tracées. C’est comme si ma conscience s’était déplacée dans la partie de mon corps qui est active maintenant — ma main, mon épaule… ma langue. Je suis ma langue. Oooooh…
20-25 semble agrippé par sa feuille. Il bataille ferme, gémit bruyamment, tente de se défaire d’une emprise invisible.
«Allez, j’essaye un autre dessin. Les contours de notre charmant modèle vêtu d’une magnifique blouse blanche sont normals… Normaux. Mais… Mais… Mais ceux de mon dessin ne le sont pas. Ma mimine part en vrille… C’est p… C’est pas vraiment un vrai beau dessin, pas vrai? J’abandonne… On verra plus tard. Quelqu’un a une pince-monseigneur sur lui?»
20-25 prend le dessin précédemment réalisé et le jette dans les airs. Il accompagne la danse virevoltante de la feuille de cris, glapissements et autres roucoulements. Il se fige, se balance en arrière et regarde le plafond, revient en avant et regarde le médecin traitant officiant de modèle, puis à nouveau le plafond, le médecin, plafond, médecin, plafond, médecin, plafond… La dernière est de trop, les pieds de la chaise glissent. 20-25 s’effondre.
«Dessinez-moi.»
Il se redresse d’un bond, tire ses cheveux en arrière. Il fixe de ses yeux exorbités la chaise qui lui a fait défaut. Il la saisit d’une main, la repose violemment sur le sol, se rassoit et dessine.
Ouais ouais… Facile… Çui-là, j’te l’fais d’une traite… Sans respirer. Eh ouais mon pote. BANG BANG!
Il repose le fusain sur la table, contemple son oeuvre puis éclate de rire. Il tourne brusquement la tête vers la boîte en carton contenant les feutres et les crayons, sursaute et s’effondre à nouveau sur le sol.
Depuis sa chute, 20-25 ne s’est toujours pas relevé.
Dessinez-moi.
Il rampe sur le sol, fait ainsi le tour de la pièce sans quitter la boîte des yeux, tout en émettant sifflements et chuintements.
Dessinez-moi.
Il s’approche lentement de la boîte. En rampant. Poursuit son interprétation très personnelle de bruits d’animaux.
Dessinez-moi.
Je suis… Tout a… changé… Ils appellent. Votre visage… emmêlé, embrouillé, entassé… qui est…
À proximité de la boîte à crayons, il se redresse et tente d’y élire domicile. Sa tête d’abord, puis son buste. Les jambes restent à l’extérieur, il les agite frénétiquement quelques minutes avant de se relever, soupirer puis se rasseoir.
Dessinez-moi.
Il envoie valser tous les morceaux de fusain dispersés sur la table, vocifère puis plonge la main dans le carton et en ressort tout le nécessaire pour la tempera, peinture à base d’oeuf.
20-25 a passé les deux dernières heures étalé sur le canapé, dessinant des vaguelettes autour de lui avec ses mains, en sifflotant doucement. Sans la moindre interruption. Vaguelette en sifflotant, tout le temps.
Il se redresse brusquement et, d’un pas décidé, s’installe de nouveau à la table.
Dessinez-moi.
Ce sera le meilleur dessin. Comme le premier, mais mieux encore. Si je ne fais pas attention, je vais perdre le contrôle. Mais çà n’arrivera pas. Parce que je sais, je sais. Je sais…
Il opte pour un stylo et de la peinture à l’eau. Le reste — la tempera — vole en éclats. Ses gestes sont amples et rapides. Sa précision relative. Il se lève brusquement, court au fond de la pièce, touche le mur, revient en courant, saisit le stylo, trace un trait, repart en courant, touche le mur, revient, dessine, repart, touche le mur, revient, dessine, repart… jusqu’à obtenir satisfaction.
20-25 continue à parcourir la pièce de long en large, à un rythme moins soutenu cependant. Il sautille, gambade, fait des pas chassés, fléchit les jambes puis les étire. Il se déplace en rond, en huit, en carré. Il souffle bruyamment entre chaque cabriole. Il fait le malin, quoi.
Dessinez-moi.
Je sens mes genoux à nouveau, je pense que ça se calme un peu. Tant mieux… C’est vraiment un très joli dessin, hein? Non, quand même… franchement. Même si, c’est vrai, j’avoue, ce crayon est un peu caractériel.
20-25 est recroquevillé dans le canapé.
Dessinez-moi.
Rien à dire. Ce dessin est moche, nul, il pue. Je veux rentrer chez moi.
Au cours des années 50, grâce au diéthyllysergamide mis à disposition par Sandoz, nombre de chercheurs et de médecins états-uniens ont pu procéder à quantité de tests tels que des psychoses expérimentales en administrant le produit à des cobayes consentants — parfois même aux membres d’une équipe médicale. Ces expériences avaient pour but de comprendre les mécanismes de la psychose, les sentiments éprouvés par les patients atteints de ce mal. Autant que de comprendre ce qui lie les variations psychologiques aux physiologiques.
En 1971, la Convention sur les substances psychotropes convoquée par l’ONU inclue le diéthyllysergamide dans le tableau I qui liste “les substances ayant un potentiel d’abus présentant un risque grave pour la santé publique et une faible valeur thérapeutique”. La production, la vente et la consommation de ce produit — aussi appelé LSD ou acide — sont désormais interdites dans les 179 pays cosignataires de cette Convention.
La fête est finie.
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