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Lost in Clairvaux - 8 - Où le son cherche sa voix

Le son de la mort occupe les esprits

Avec un pied de cochon, ça peut le faire. Même si une tête de cochon, enfin un cou, ce serait tellement mieux. Pour les bruits de viscère surtout.

Dès le début de la semaine, L-Tonn cherche à produire un son bien sale. Pour obtenir le matos adéquat, il insiste auprès de JP. De la photo de chien foirée à la prothèse de jambe vintage, JP est le plus gros dealer d’incongruité de l’équipe. Dès le lundi soir, l’ingé son tanne donc l’accessoiriste pour lui trouver de la bonne came. À table, alors que le reste de l’équipe biberonne sans broncher la soupe du catering avant de casser la gueule au reste du repas, les deux affreux esquissent les possibles:

  • un rouleau de PQ, avec le tube en carton bourré de cochonneries — nul;
  • un pot de peinture en plastique — moche, et une vraie saloperie à nettoyer après la prise de son;
  • une prothèse de jambe vintage — faut la rendre, un mec est en déséquilibre à l’heure qu’il est, quelque part en France.

Avec les bières enquillées avant le dîner chez Fanny, le seul troquet du coin, la conversation perd vite toute notion de réalisme.

Ou une pastèque?

Les yeux d’Elton s’illuminent, tel un môme devant les cadeaux de Noël encore emballés. La pastèque remporte le suffrage à l’unanimité, soit deux voix: L-Tonn et Nee-Ko, le perchman. JP ne vote pas, il fournit. Dégoter une pastèque en février, en Champagne-Ardenne, ça sent le défi. L’éventualité d’un aller-retour Rungis dans la semaine point à l’horizon pour être finalement écarté. Le réalisme se permet d’intervenir brutalement dans la conversation: février, pastèque, zeubi. Tant pis pour le son sale.

Cette quête de beauté sonore, aussi singulière qu’essentielle, est la croix que portent les deux voix du son sur le plateau. Sur le précédent tournage de Pitt, L-Tonn était perchman et F., l’ingé son. Ce coup-ci, F. ayant taillé la route à Bab El Oued pour tourner avec Kurosawa (pas mal), L-Tonn prend donc du galon: l’ingé son, c’est lui.

The Hug Boy. Sa p’tite gueule, c’est une incitation au contact physique thérapeutique. Au gros câlinou. Une méchante envie de se lover dans ses bras tous les matins en arrivant sur le plateau pour sentir toute la puante noirceur du monde s’évaporer et disparaitre à tout jamais. À défaut, collectionner les blagues potaches et vannes puériles fait le job.

L-Tonn, c’est le genre de mec à mouiller sa culotte en entendant, dans son casque, planqué derrière son gros magnéto, un son de sangle en cuir qui glisse dans une boucle en métal pendant une prise. La sangle de la prothèse de jambe dégotée par JP. Un machin vieux de quarante ans, qui a plus une allure d’instrument de torture que d’aide à la marche. Mais le cliquetis de la boucle, le crissement du cuir… Le tout s’étire un peu dans le temps et raconte plus que tous les gros plans du monde. Quand L-Tonn pêche un truc du genre pendant une prise, il cherche ensuite à croiser du Pitt du regard. Pour lui pointer du doigt la perle. Il lui repassera la bande dans le retour casque. Quelques secondes durant, malgré le brouhaha ambiant de la fausse vie du cinéma qui s’agite entre deux prises, ce casque offre une fragile bulle pour se concentrer sur un dialogue, un soupir ou le crissement du cuir. Et savourer cette particulière gastronomie pour oreille interne.

Capter les dialogues est quand même le gros du turbin. Pour ce faire, en amont des plans concernés, il tripotera d’abord quiconque à quelque chose à dire pendant la prise pour lui coincer dans la chaussette, le slip ou la poche, le récepteur du micro HF qu’il dissimule sur eux. Sur les grosses scènes de dialogue, L-Tonn ruine son exemplaire de scénar’ pour avoir les passages concernés visibles facilement. Sa petite install’ prend des allures de déco de Noël du pauvre mais lui permet de pointer facilement ce qui foire.

Une scène peut parfois être bien jouée mais mal dite. Mal prononcée, des phrases en chevauchant d’autres, rendant le tout modérément compréhensible. Même si Pitt grimacera souvent sur ces détails-là, l’acuité d’un ingé son rend son écoute d’autant plus importante.

Mouvement des corps, frottement des tissus… bien des parasites acceptables à l’oreille dans la vraie vie ont l’intensité d’une tempête, captés par les micros HF greffés aux comédiens. C’est là tout l’intérêt du second lascar du son, Nee-Ko. C’est lui qui va physiquement à la pêche aux sons. L’homme à la marmotte plantée au bout d’un bâton. Un sourire de gosse et des vannes d’ado en cascade à longueur de journée. Ce mec a une lueur constante dans les yeux — un truc rieur qui jamais ne le quitte. Sur le plateau, à chaque changement de plan, L-Tonn et lui se regroupent rapidement et chuchotent dans leur coin. Non seulement pour tailler des costards à toute l’équipe, mais aussi pour observer et commenter la mise en place. Et décider du meilleur positionnement pour Nee-Ko. À mesure que la caméra cherche sa place, il se fait la sienne. L’ajustera si besoin. Profitera des répétitions pour voir ses positionnements de micro. Qui parle et quand, comment bouge la caméra et que capte-t-elle, la lumière vient-elle dessiner une affreuse ombre de perche sur le visage du comédien… Capter le son sur un plateau, c’est être attentif à son chaos apparent pour en comprendre son ordre profond. Puis le silence se fait et le micro pointe droit sur l’action, aussi insignifiante soit-elle. Parce qu’un simple souffle trahit parfois une souffrance aussi bien qu’une grimace.

Ce même mec, avec sa perche à bout de bras, parfois tendue sur cinq mètres, à suivre le jeu avec précision et anticipation, peut se figer quelques secondes, fermer les yeux et sourire. Parce que l’éclat de rire magistral d’un comédien retentit et le fige sur place; ou qu’une porte grince; ou qu’un robinet couine.

Les mecs du son sont les pariah d’un tournage. Pas vraiment mal aimés, plutôt mal estimés. Mal considérés. Pour faire leur taff, ils n’ont d’autre choix que de se glisser dans les interstices laissés par le reste de la bande. Attendre la pause déjeuner pour se retrouver seuls sur le plateau et:

  • enregistrer le silence, riche de mille nuances;
  • prendre des sons seuls, pour accorder à certaines choses l’attention qu’elles méritent;
  • refaire des dialogues avec les comédiens, pour offrir un maximum de nuances de certains passages qui finiront peut-être hors champ dans le montage final.

Ce sont leurs méthodes à eux pour produire la matière première. Mais la pêche aux perles sonores est une difficile besogne.


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