SILENCE-ON-VA-LA-TOUNER-MERCI
JP arrête la meuleuse. R-One arrête de fixer les caches destinés à planquer les compteurs électriques anachroniques. Il regarde ses pieds, JP regarde les pieds d’R-One, les pieds d’R-One font les cents pas sur leurs pointes — silence oblige.
C’EST-COUPÉ-MERCI
JP redémarre la meuleuse, R-One finit sa bricole avant de s’attaquer au démontage réglementaire des boitiers d’extincteurs — anachroniques également. L’équipe déco, en ce premier jour de tournage, joue à Chat perché sur le plateau avec le reste de l’équipe. Et c’est coton.
La norme: l’équipe déco travaille avant. Avant le tournage, avant le grand incendie — caméra, projos et compagnie. Parce qu’avant, ils sont peinards justement. Meuleuses, visseuses, scies sauteuses: ils peuvent tout déballer pour tout remodeler. Mais là, avec les difficultés d’accès au lieu de tournage — une ancienne prison désaffectée sur le site d’une prison en activité — les mecs ont déballé en même temps que tout le monde, ont bombé pleine balle pour caler le premier décor, et jonglent maintenant, entre les prises, pour caler le décor suivant alors que l’équipe tourne sur le premier — la cellule à gueule de rame de métro avec unijambiste, pété du casque et surpopulation.
SILENCE-ON-VA-LA-TOURNER-MERCI
JP arrête la meuleuse. Pendant le tournage, une équipe déco ajuste normalement le tir et répare les conneries des électros et machinos qui déglinguent parfois le décor en installant leurs instruments de torture. Il y a toujours du taff en complément: fournir les accessoires nécessaires, bricoler quelques effets spéciaux de dernière minute, réagencer l’espace si besoin. Le gros du travail d’illusion est normalement déjà dans la boîte à ce stade. Mais pas là. Entre chaque prise, meuleuse, visseuse, pinces et pinceaux volent dans tous les sens pour convertir un bout de couloir de prison en petit hall légèrement à l’écart des autres prisonniers. Voir JP attaquer les loquets de portes de prison à la meuleuse a quelque chose de délicieusement subversif. Toutes celles et ceux qui passent à ses côtés se font la réflexion - certains s’en délectent.
C’EST-COUPÉ-MERCI
JP redémarre la meuleuse. Ce premier jour, finir le futur décor n’est pas le seul handicap. Après le déjeuner, ils ont un p’tit quart d’heure pour flinguer le principal accessoire du premier décor — le plumard du taulard — à coups de scie sauteuse. Par un habile jeu de dissimulation à l’image — sous des couvertures, un comédien normalement constitué — Mouss’ — passera pour un unijambiste. Le vrai unijambiste sera de corvée dans l’après-midi, pour faire les gros plans qui impressionnent les gens.
Retour dans le petit hall. Ax-L, le porte-manteau humain, s’est fait recruter pour peindre. Grâce à la surpopulation dans la cellule-rame-de-métro, la perte de chaleur est moins un problème. Alors que la déco, beaucoup plus. Alors pinceau, pot de peinture et vole, gazelle, vole.
R-ONE-ON-A-UN-PROBLEME-MERCI
Toujours dire merci sur un plateau. Même — surtout? — si tu vas pourrir l’autre jusqu’à l’os. Dans la cellule, il y a changement d’axe de caméra. Comprendre: il y a d’autres choses qui apparaissent à l’image — d’autres éléments du décor notamment. Et Djor-Dann, directrice photo, en charge de filmer la scène concrètement, prend conscience d’une troublante réalité: si jamais elle éternue pendant la prise, il se pourrait que, dans la secousse, apparaisse à l’image, pendant une bonne demie-seconde, deux pauv’ centimètres carrés du mur du couloir dans l’embrasure de la porte. Alerte rouge.
En un éclair, R-One et JP bondissent dans le couloir qui jouxte la cellule. À deux cents à l’heure, alors que l’équipe image cale ses changements de lumière, que Mouss’ grelote dans la rame de métro emmitouflé dans un plaid moche, que Mee-Ka pense à ses vacances le zboub à l’air et que Pitt entame un 28ème gobelet plastique avec les dents, l’équipe déco repeint le couloir sur dix mètres. Bien plus qu’il n’en faut, pour éviter toute mauvaise surprise à l’image et avoir la paix. Deux trois malins se feront la blague — s’appuyer contre le mur — même avec un papier PEINTURE FRAÎCHE. Pour la déco, il reste ponçage, peinture et bricoles à finir. Avec Ax-L, le porte-manteau-peintre. Qui rit. Pour changer.
SILENCE-ON-VA-LA-TOURNER-MERCI
JP arrête la meuleuse. À 19h03, le décor a une méchante gueule. Il reste trois larmes de peinture pour une bricole prévue le samedi, R-One débriefe et râle auprès de Guilch’ pour souligner — poliment — qu’ils en ont chié; JP roule une 804ème clope et Ax-L repart en trottinant (et en riant) jusqu’aux loges, récupérer les costumes et les caler pour la prochaine journée. Et se faire renifler par Keu-Fran. En riant. Bien sûr.
En comparaison du premier jour de tournage, le reste de la semaine de l’équipe déco est une promenade de la Schtroumpfette dans les bois:
La semaine est tellement fastoche qu’R-One se paye le luxe de jouer ponctuellement les doublures sur le plateau, quand l’équipe image a besoin de se faire une idée du cadre ou des modifs de leur éclairage.
Le reste du temps, R-One allume les cigarettes de jeu à la place du comédien principal dès que c’est nécessaire. À force d’allumer/éteindre/rallumer les clopes à répétition, R-One vire un peu au verdâtre parfois mais survit. Le jeudi, il passe un petit bout de temps, recroquevillé sur le sol, à griffonner un bout de papier en plusieurs exemplaires. À l’image, dans la scène, ce papier est lu puis déchiré — à maintes (re)prises — par l’un des comédiens avant d’être jeté au sol.
Lorsqu’il faudra faire un gros plan sur ces bouts de papier déchiré, éparpillés sur le sol, c’est lui qui les déchirera et les éparpillera, un par un, sur le sol. C’est lui également qui fumera puis écrasera le mégot qui doit apparaitre à l’image.
Le degré d’artificialité d’une image au cinéma n’a d’égal que le degré de fascination que cette image exerce — ou que le degré de fascination que le spectacle de la fabrication de cette image exerce.
C’EST-COUPÉ-MERCI
Mais qu’un décor est beau. Les mecs s’arrachent le cul pour que la moindre crotte qui passe une seconde à l’image fleure bon le terroir.
Être déco, c’est avoir la curiosité comme mère, l’harmonie comme père et l’incongruité comme grande soeur.
Ces petits stickers, que l’on retrouve d’ordinaire collés aux fruits, sur les marchés et dans les supérettes, désormais collés sur le miroir dans la cellule? La déco l’injecte. Tout le monde s’en fiche. Mais pas eux.
Cette vieille photo d’un chien, mal cadrée, prise au flash, surexposée, coincée derrière la gaine du câblage électrique de l’interrupteur, c’est une inutile blague de JP. C’est un battement d’aile qui ne déclenche aucun tsunami de l’autre côté du monde. Insignifiant objet trouvé pendant ses recherches d’accessoiriste, planqué dans son atelier, trouvé dans une brocante… Qu’importe, ce cliché a fait le voyage jusqu’à ce mur, dans cette cellule.
Jamais cette image ne sera dans le champ. Jamais personne ne la verra. Pour la plupart, les membres de l’équipe ont posé les yeux dessus, ont cligné, puis ont continué leur route. Dans cette image inutile et invisible comme dans les stickers collés au miroir, il y a l’oeil constamment rieur de JP et la mine jovialement patibulaire d’R-One. Et c’est tout ce qui compte.
SILENCE-ON-VA-LA-TOURNER-MERCI