L’emprise du travail me travaille. Son emprise sur le temps de vie. Je n’ai ni réponse, ni solution. Je n’ai même pas de question formulable à voix haute ou par écrit. Quelque chose cloche, c’est bien la seule chose que j’arrive à poser — expression traduisant pauvrement et malaroitement ce sentiment diffus et confus.
** Fin de l’étalage introductif des états d’âme et errements personnels **
Lire, écouter, regarder font toujours du bien à la tête. Pour confirmer des intuitions, amorcer une réflexion, entériner des convictions.
Des violences subies ou infligées aux approches différentes, la sélection ci-dessous s’attarde sur le rapport au travail, la place qu’il occupe dans la vie, le mal qu’il fait ou le bien-être qu’il permet.
Nous allons d’abord plonger la tête sous l’eau, avant de reprendre notre souffle.
Immersion
Entrée du personnel (Manuela Frésil, 2011)
Quand elle présente son film avant une projection, Manuela Frésil précise:
Première chose: il y a quelques moments drôles dans le film. Pas beaucoup: deux ou trois. Savourez-les. Deuxième chose: gardez bien à l’esprit que ce qu’on voit dans le film est le plus petit dénominateur commun entre ce que le patronat accepte de montrer et ce que le public est prêt à voir.
Le plus petit dénominateur commun. Pendant plusieurs années, à mesure qu’on lui accordait des autorisations de tournage, la cinéaste est allée poser sa caméra dans les abattoirs industriels de Bretagne. En parallèle, elle a recueilli les témoignages des salarié·e·s, les a intégrés à son film, parfois rejouées par des comédien·ne·s.
Haut les cœurs. Tout le monde dit abattoir; les salarié·e·s, eux, disent usine. D’aucuns diront que c’est une façon de ne pas voir la réalité en face. La vérité est peut-être plus pragmatique, plus brutale: effectuer le même geste huit heures par jour, cinq jours par semaine, cinquante-deux semaines par an (moins les congés payés), c’est du travail à la chaîne. Et quand ce travail te lime les articulations, te déglingue les muscles et t’abrutit le cerveau, c’est de l’asservissement. D’où usine, endroit où l’on produit sans faillir pour maximiser les profits, coûte que coûte.
Lean is mean. Le lean management, descendant du taylorisme, est, selon Wikipedia:
une méthode de gestion de la production qui se concentre sur la « gestion sans gaspillage », ou « gestion allégée » ou encore gestion « au plus juste ».
L’accélération légère des cadences, la répétition ad nauseam des mêmes gestes, les différences de traitement dans les formes d’emploi et les types de contrat… Juste n’est pas forcément le premier mot qui vient à l’esprit.
Entrée du personnel est un film qui déboîte. Le soin apporté aux cadres, la puissance des témoignages, le montage asynchrone. C’est fait avec trois fois rien pour s’intéresser à des gens dont tout le monde se fout. Pourtant, c’est énorme.
Si vous avez 7€, le DVD est disponible sur le site de Shellac. Et ça les vaut.
La fille de la mutuelle
Ils ont décrété que sur nos bureaux, il ne devait y avoir rien de personnel. J’avais une tortue en origami qu’un ami m’avait offert ; ils m’ont convoquée dans le bureau de la directrice.
Lena raconte la vie cadenassée d’un centre d’appels d’une mutuelle.
Les victimes
J’ai travaillé avec un dirigeant bancaire fou à lier lorsque j’avais 22 ans. C’était mon premier job.
Qu’est-ce que ça fait d’être celui ou celle qui subit les agressions d’un manager? Nous ne sommes pas à l’usine (mais dans des bureaux), les gestes ne sont pas répétitifs (ou dans une moindre mesure), mais la violence est bien là. Plus insidieuse, plus polissée.
Les repentis
Dans la fonction de manager, […] il y a un côté qui est très difficile à vivre: c’est tout le côté où on met les personnes en détresse.
Qu’est-ce que ça fait d’être celui ou celle qui maltraite, au nom d’une entreprise, d’un chiffre d’affaires ou d’un quelconque intérêt d’une vacuité sans bornes? Qu’est-ce que ça fait d’être incompétent, autoritaire ou pervers (ou les trois à la fois)?
Ici, les discours sont plus maîtrisés, des remords sont exprimés. Pourtant, un je-ne-sais-quoi reste en suspend après l’écoute du premier témoignage: aucune remise en cause de la notion même de management, simplement de la façon de le faire. Comme si le cheminement intellectuel était amorcé mais non terminé.
Intermède muscial: Les p’tits chefs | PM | 1999
Flottaison
Daniel, le boulanger qui réinventa son métier
Un métier n’est pas là pour nous emprisonner mais pour nous rendre libre.
Daniel a réinventé son métier de boulanger. Il ne l’aimait pas, parce qu’il ne lui laissait pas le temps de vivre. Alors il a adopté quelques principes simples pour ne plus se faire de souci: il fait son propre levain pour accroitre la conservation de son pain, il privilégie les commandes pour minimiser pertes et gâchis, la porte de son échoppe est toujours ouverte et il laisse les clients gérer la caisse (!!!).
Aujourd’hui, son travail représente 2 jours dans sa semaine. Le reste est occupé par tout ce qui l’anime: son potager, la musique, sa famille.
Je regrette infiniment qu’on ait tranché en saucisson toutes les parties de notre vie : le travail, la vie familiale, la vie culturelle, tout ça découpé en morceaux alors que la vie ne fait qu’un. Séparer les choses comme ça, c’est les rendre artificielles.
Les plus cyniques, les plus urbains, s’empresseront de dire que boulanger n’est pas un vrai métier, et en milieu rural encore moins.
Pour les plus curieuses et curieux, un article accompagne la vidéo.
Se relier aux animaux
Il est question de deux êtres humains: un éleveur de chèvres et un jeune navigateur en solitaire accompagné d’une poule. Les deux sont émouvants mais c’est bien le premier qui sert à conclure le sujet du jour.
Jean-Yves Ruelloux est éleveur d’un petit troupeau de chèvres dans le Morbihan. Il ne sépare pas les petits des mères, il n’envoie pas ses animaux à l’abattoir et il parvient à traire (manuellement) ses chèvres douze mois par an. En temps normal, le lait n’est produit par l’animal qu’après la naissance d’un petit, au printemps.
Il gagne un Smic, certes — rien qui ne fasse rêver. Mais ses frais & investissements sont tellement bas qu’il vit mieux que ses confrères en agriculture intensive.
— Vous n’envoyez pas vos animaux à l’abattoir?
— Non. Elles meurent ici. Tranquillement.