C’est à l’angle de la 125ème et de Lexington. Là où le gars vend ses parts de pizza et ses hot-dogs à 1$. À ce tarif-là, faut pas s’attendre à voir défiler la crème de la hype s’enfiler des sucettes au tofu. Mais à ce tarif-là, n’importe qui peut bouffer un truc.
Sur le trottoir d’en face, il y a le PathMark à l’abandon. Fut un temps, son enseigne lumineuse servait de point de repère dans le coin. Aujourd’hui, c’est un bloc de béton gris et dégueu qui toise le quartier en silence. Une putain de plaie de la taille d’un pâté de maison, bordel. L’enseigne est un souvenir, il reste le contour des lettres P A T H M A R K
dessinées à la crasse par des années d’intempérie et de pollution. Toutes ses baies vitrées sont condamnées avec du carton scotché à l’arrache par des manut’ en 2012, quand le truc a fermé. Quand on se risque à placer un œil entre deux bouts de carton mal collés, on aperçoit un dépotoir en lieu et place de la galerie marchande. La mort ressemble peut-être à ça.
Pathmark, The way it should be!
Les marketeux étaient inspirés avec ce slogan. Plus vrai que jamais.
À l’angle opposé, il y a le Mac Do, au rez-de-chaussée d’un immeuble en fines briques aux tons ocres, tout propre, avec son escalier de secours extérieur, là où ça se bastonne et ça s’enfuit dans tous les films. Dans la vraie vie, certains y font sécher du linge ou des chiffons, un mec au quatrième y a accroché un drapeau. Quel pays ? Mystère et boule de gomme. Avec le vent, le machin est tout emmêlé dans les barreaux. La fierté de ses origines a une gueule de p’tite Anglaise en fin de soirée — froissée et sale.
Malgré ces détails, le Mac Do à briques a l’air d’un Michelin étoilé à côté de la pizza à 1$. Mais c’est là, devant le boui-boui à pizzas, que tout se passe. Deux vieux stagnent à l’entrée, calés sur leurs chaises pliantes, toute la journée, tous les jours. Ils ne font rien, ils regardent les gens passer. Ils attendent la fin. Ils ne disent rien non plus. Ces deux-là ont dû suffisamment en chier dans leur chienne de vie pour se gagner le droit d’économiser leur salive. Personne ne les emmerde. Mais quand c’est le cas (souvent des gens qui ne sont pas du coin), les locaux réagissent vite pour qu’on leur foute la paix. Un hochement de tête pour remerciement, l’affaire est close.
Tout se passe là donc, à l’angle de la 125ème et de Lexington. En plein Harlem. C’est son quartier. Khalik Allah y est né. C’est là qu’il a commencé à prendre des photos, à l’adolescence, quand son père lui a prêté un appareil. Mais ce n’est pas venu tout de suite. La jeunesse, l’inexpérience… L’ado Khalik était timide, la morve au nez. Il lui a fallu des années pour comprendre que ce qu’il cherchait à faire demande du temps, de l’intimité. Alors il a simplement continué à faire ce qu’il faisait déjà : traîner ses guêtres. Il a bouffé des pizzas à 1$, bu des sodas trop sucrés. Avec son appareil autour du cou. Toujours. Le mec n’est jamais sorti sans son caillou. Il a pris des gens en photo. Une fois, puis une autre, encore une. Les gueules parmi tant d’autres sont devenus des visages familiers. Les parades devant son objectif ont servi de micro-thérapie à certains. Des mecs ont posé parce qu’ils se sentaient exister face au caillou de Khalik. Avec le temps, le gars est officieusement devenu le photographe officiel de la 125ème.
Ce coin-là, il l’a photographié et filmé autant que possible. Pour le faire exister. Pour les faire exister — celles et ceux que ce monde trop brutal écrase.