Les nuits sans sommeil sont parfois les plus douces.
— Proverbe allemand
Pluie du matin, journée sans chagrin.
— Proverbe poitevin
L’orage éclate à 6h40. À l’heure où Nina de Cologne est soit dans le train de 6h30 au départ de Niort en direction de Royan, soit sur le quai, dépitée de l’avoir loupé, à taper du pied en attendant le prochain.
L’orage douche le monde pendant vingt minutes. Pas besoin de compter entre les éclairs et le tonnerre qui gronde, ça se passe juste au dessus de nos têtes.
L’orage se calme à sept heures. Départ du camping de Magné, mais le ciel a pris sa décision. Aujourd’hui, ce sera pluie. Un peu, beaucoup, à la folie, passionnément ou pas du tout. Selon l’humeur.
À l’Est, le soleil peine à officialiser le lever du jour.
À l’Ouest, la campagne émerge de son sommeil.
La petite promenade bucolique de la veille, le long de la Sèvre Niortaise, était une douce rampe d’accès au Marais Poitevin, la saveur du jour.
Après quelques allers-retours liés à un inaltérable optimisme mal placé, une décision pour composer avec celle du ciel s’impose : garder la veste de pluie sur le dos en permamence.
Le chemin en terre battue fait son œuvre sur l’équipée : poussière, sable et terre humides tartinent les mollets et la monture. Petit-déjeuner un peu avant huit heures, sur une table de pique-nique en bois posée là, pour faire le deuil de la propreté d’apparat en cette journée.
Crasse, nuages, averses ou pas, le spectacle du marais va se déployer toute la matinée.
Les premiers bleds passé Coulon se réveillent en douceur. Des vieilles dames à la permanente ébouriffée ouvrent timidement les volets pour scruter le ciel ; Chérie FM, Nostalgie ou RTL filtrent parfois à travers des volets encore fermés, ou bien s’échappent des portes de cuisine grandes ouvertes sur les jardins bien tenus. Les plus acharnés des matinaux sont déjà en train de soigner leurs potagers.
Tout le monde est mort, mais personne ne le sait.
Un cauchemar d’enfant, fait de bric et de broc.
Comme si Gepetto avait pris de l’acide avant de bosser sur Pinocchio et ses copains.
À Damvix, une exposition d’épouvantails enduit le village somnolent d’un vernis post-apocalyptique.
Il suffit d’un pont de pierre enjambant la Sèvre pour retrouver sa paix intérieure.
Les pêcheurs les plus sensibles à l’humidité ont filé en laissant leur matos planté dans le décor.
Même les tournesols ont lâché l’affaire.
Quelle quantité d’eau peut bien contenir un nuage pour parvenir à en déverser des caisses sur une crevette à roulettes ?
DES CAISSES. Voilà la quantité. La réponse est dans la question.
S’abriter sous un arbre est champêtre à souhait mais modérément efficace.
La Badoit rouge est servie presque tiède, sans glaçon ni rondelle. Le serveur est aussi jovial qu’un flic de la BAC. Quand ce mec te dit merci, t’as l’impression qu’il vient d’insulter ta famille sur 5 générations. On se croirait dans une brasserie parisienne. Sans la tenue de pingouin.
Merci, ouais.
La pause hydratation clope repos du guerrier au Thalassa, le PMU de Port de Marans, est d’un délicieux ennui un brin désagréable, donc parfait pour se remotiver.
Le bar est au pied d’une côte pavée et piétonne de quelques mètres à peine, croisant la départementale qui traverse la bourgade, avant de poursuivre la balade le long du port. La susnommée route est une plaie ouverte motorisée. Poids lourds, fourgons, SUV, berlines et citadines puent, beuglent et râlent en défilant, rendant la traversée impossible. Le feu tricolore, à quelques dizaines de mètres au sud, ne sert à rien, le monde dégueule de l’acier à roulettes sur l’étroite artère, comme si c’était le cœur battant du monde. Jusqu’à l’entrée en scène de Juju 73, comme l’indique le panneau LED sur son pare brise immense. Il freine, fait un appel de phares puis un signe de la main invitant la crevette cycliste à traverser. Ce faisant, il invite les véhicules de la voie en sens inverse à faire de même — freiner, sinon passer pour des gros cons.
Gambino dandine et traverse l’artère grouillante d’acier. Un petit signe de la main s’impose.
Les routiers… toujours un pour maintenir leur réputation. Merci Juju 73, t’es un as planqué dans la manche des crevettes cyclistes du monde entier.
Après Port de Marans, la pluie semble être du passé même si les nuages sont bien présents. Le soleil n’est pas une valeur d’avenir — pas aujourd’hui en tout cas.
Qu’importe, ponts et chemins et canaux parfont la déconnexion, avec parfois des paysages plus austères.
Vous allez loin ?
Il descend de son SUV BMW garé au bord du canal et se dirige vers le coffre.
La Rochelle. À moins de vingt bornes maintenant. Mais parti de Caen.
Oh la oui, pas mal. Ah, la Vélo Francette… Elle est belle, celle-là.
Il sort son matériel de pêche du coffre.
Ouais. Pas mal.
Bonne route. Vous serez bientôt à la mer.
S’arrêter pour faire des photos incongrues dans des endroits improbables suscite parfois ces dialogues inopinés avec un autochtone du crû.
La Nationale 11 menant à La Rochelle marque la frontière entre le Marais poitevin et le reste du monde à l’Ouest. Droites gauches dans les lotissements copiés-collés de Dompierre-sur-Mer ; chemins et pistes cyclables apparaissent et apaisent, après les routes cabossées longeant les canaux des marais.
Une première odeur de pin au détour d’un chemin. Un avant goût. Puis un autre chemin. Encore un. Et encore un. Et encore mille. Des caisses. Comme s’il avait plu des chemins.
Ce n’est pas le moment de s’essouffler. Pas de pause. Pas de Perrier, pas de rondelle, pas de coca, pas de clope.
Augmenter la cadence. Appuyer plus fort sur les pédales. Poncer les pistes cyclables aux abords de la ville, une par une. Passer les vastes demeures bourgeoises et les snober. Passer les rares friches et zones désaffectées. Les ignorer.
Oublié, le marais. Oubliés, les pleureurs et les caisses de pluie et les cauchemars d’enfant d’un Gepetto défoncé au LSD.
Envie de le voir lui, et juste lui. Juste une fois.
Non. Pas les traîne-couillons ni les voiliers, alignés en rang d’oignons dans le vieux port ou entassés dans le port des Minimes.
Non. Pas l’aquarium pour comprendre et rêver la mer. Ce serait comme regarder du porno au lieu de pratiquer une bonne séance de baise.
Lui, juste lui. Juste une fois.
Non. Pas un 4x4 boursouflé et vulgaire, chargé ras la gueule d’affaires et d’objets et de choses et de merdes à la vue des badauds. Exposer ton fric en feignant d’ignorer les autres, c’est leur cracher à la gueule, ma gueule.
Pédaler. Ne pas flancher.
Non. Pas les routes ni les pistes cyclables balisées à rallonge, le long des zones d’activité commerciales cubiques et hideuses, dégueulant de dealers de signes extérieurs de richesse flottants et autres âneries à vendre hors de prix. Tu peux y foutre tous les lampions et banderoles que tu veux, ce sera toujours moche.
Juste lui.
Non. Pas la fête foraine aux allures de fin du monde. Le Joker fait ça mieux que toi dans Batman — il a en plus le bon goût d’être violent et amoral.
Pédaler encore et encore et soudain, les mouettes.
C’est à emporter ?
Sentir les larmes monter tandis qu’elle prépare un sandwich gras, avec du Cheddar et des oignons. Et des frites. Et un coca zéro.
Emmerder le cholestérol. Juste une fois.
Vous voulez un peu de sauce pour vos frites ?
Arracher un merci coincé au fond de la gorge nouée quand elle tend le sac en papier. Elle le remarque mais ne dit rien. Elle ne juge plus les gens depuis longtemps derrière son comptoir.
Grimper la petite côte menant à l’esplanade, le sac à la main, sur le vélo, éviter le couple de retraités, freiner, s’appuyer contre le banc et le voilà.
C’est lui qu’on est venu voir, Gambino. L’océan. Le sable et les nuages et le vent et les embruns.
La météo parfaite pour vider la plage de sa surpopulation estivale. Comme un cadeau dans un paquet de céréales. Il fait toute la différence.
Ne pas se couvrir, encaisser le vent en manches de chemise, le laisser bosser — refroidir le corps échaudé par les 80 bornes depuis le départ ce matin. 79,57 kilomètres selon le téléphone intelligent.
Les bancs alentour. Une maman fait des papouilles à son bébé pour lui arracher un sourire. Une grand-mère tend des miches de pain à sa petite fille, celle-ci les lance sur le sable, les mouettes se ruent, les deux générations éclatent de rire. Un couple déguste des cornets de glace en souriant à l’océan.
Pleurer. Juste pleurer. Comme un con. Au point de ne pas réussir à rire.
Savourer les premières frites, trop salées et encore chaudes. Oublier qu’elle a oublié la sauce. Croquer la croûte de la mauvaise baguette, apprécier son craquant sous la dent, puis la mie blanche imprégnée de mayonnaise et de ketchup. Le picotement de l’oignon frit. Le fondant du cheddar. L’élasticité de la saucisse industrielle. Boire une gorgée de soda au goulot. Frémir dans le vent à cause du pétillement des bulles sur la langue et dans la gorge.
Un banc. Un cycliste mange un sandwich et boit un soda. Il sourit en pleurant. Enfin.
Il a l’air un peu con.
Certains courent après le bonheur.
Arrêtez de courir, m’sieurs dames. Achetez plutôt un vélo.
Le cycliste à l’air con sur le banc face à la mer aurait dû prendre une glace aussi. Ou un beignet.
Tant pis.
We don’t need to fight
Look towards the light
Grab it in with both hands
What you know is right
Somebody’s falling down
Somebody’s telling lies
Simple ass motherfuckers
Make one mistake after another
People in the streets
Please, people in the streets
Somebody’s hearing voices
(Somebody’s going down, down, down)
You’re going down
You’re going down
You’re going down
People in the streets
Please, we all want the same
Please, we are all the same
Please, we all want the same
Please
We are all the same
We all want the same
We all want the same
Quatorze euros trente-trois, s’il vous plait.
Un melon. Du coca zéro. Un citron. Un sandwich triangle. Un paquet de chips. Et d’autres cochonneries.
D’abord le parvis, avec ses larges dalles provoquant des vibrations régulières et agréables dans le guidon. Vient la piste cyclable — du velours — pour s’éloigner de la gare et prendre de la vitesse, dépasser les moins véloces. Le gauche droite contournant le parking hideux, à deux pas de la voie ferrée et du canal qui part en souterrain à cet endroit. Le passage un peu foireux, trottoir élargi pour y caler la piste, emmène sous le pont. Puis vient le béton gros grain longeant le cour Kennedy. Le rond point avec le parking Feydeau, là où la piste se termine pour rejoindre la circulation.
Boulevard Philippot. Premier rond-point, puis le feu au croisement avec la ligne de tram, secousses modérées en franchissant les rails, puis direction place Ricordeau, devant le CHU. Ensuite c’est du velours — encore. Le double rond-point faisant la jonction des boulevards Philippot, Gaston Veil et Felix Eboué, en prenant soin de mettre un vent à une Tesla peu habituée à se faire doubler, qui plus est par la droite, qui plus est par un vélo chargé comme un mulet. Eboué jusqu’au rond-point puis boulevard des Nations Unies, longeant le parking Gloriette. Le revêtement date un peu, il faut forcer sur les pédales pour maintenir l’allure soutenue. On se croirait sur une route de campagne.
Rond-point — Nantes et ses rond-points, toute une affaire — pour attraper Gaston Michel, ensuite longer le quai de la Fosse en sautillant sur les rails du tram au passage puis sur le revêtement dégueulasse qui suit. Le feu tricolore du tabac, zig zag pour esquiver les piétons — ne pas freiner l’élan. Le feu au croisement avec la rue de la Verrerie — rouge mais jouable sans transpirer — pleine visibilité. Le feu avec la rue Guinaudeau — il suffit de lever le pied, il passe très vite au vert, puis redonner quelques coups de pédale pour arriver à celui avec la rue Brunelière (à griller) et profiter d’un bel élan pour l’ample droite gauche avant de filer jusqu’à la place René Bouhier. Deux feux tricolores — rouge, vert, on s’en fout, on régule l’allure et ça passe. Un souffle et un passage surélevé plus tard, la place Beaumanoir et sa supérette apparaissent.
Vous voulez votre ticket de carte ?
Non merci.
Dernière remontée en selle. Un peu chargé pour cause de ravito.
La porte est fermée à clé. Bonne nouvelle. Pavlov y a bien veillé personnellement le jour du départ. Claquement de porte, tour de clé. Réflexe. Forcément.
La kitchenette compte deux plaques de cuisson en vitro-céramique et un évier en inox. Il y a une bouilloire, un auto-cuiseur, un four miniature et un grille-pain posés sur une étagère basse faisant également office de bibliothèque et de stockage à petit bordel. Un plan de travail. Avec deux grands tiroirs coulissants montés sur roulements à billes pour en faciliter l’ouverture et la fermeture. Les rayonnages bas du plan de travail accueillent des assiettes en émail, des bols de différentes tailles en plastique et en bois, une vieille théière en fer et un presse agrumes en plastique.
Dans le cagibi du petit couloir menant à la salle de bains, un frigo de taille honnête contenant un yaourt périmé, du fromage frais à tartiner non entamé, des cornichons, de la moutarde et un morceau de cheddar cramoisi, oublié par le locataire il y a huit jours lors de son départ.
Tout est à sa place.
La salle de bains accueille une douche avec mitigeur, un lavabo, des toilettes et une machine à laver. Il y a des traces d’humidité sur les murs et le plafond. La faute à une mauvaise ventilation de l’espace, malgré un petit Velux.
Pièce principale. En mezzanine, un matelas posé à même le sol. Au pied du lit, sur un banc bricolé en bois de palette, un écran de taille confortable et une Playstation 4 vieillissante. Un meuble bas, en taille et en gamme, acheté dans une grande enseigne de mobilier suédoise, accueille trois cubes en tissu contenant des vêtements. Le quatrième cube est planqué plié dans un coin, l’espace vide comblé par des livres. Un portant de fortune — une barre fixée sur une poutre apparente — accueille 4 pantalons, 4 chemises et quelques vestes pour parer à toute saison.
Tout est à sa place.
Un peu partout, des prises électriques, pour charger son téléphone portable ou sa tablette par exemple.
Un peu partout, des traces d’usure sur la peinture, qui s’écaille même par endroits.
À l’extérieur, un jardinet. Un peu d’herbe, un mini carré potager avec trois pieds de tomate et un de courge. Les deux salades plantées en début de saison ont été coupées et mangées depuis — un peu amères mais savoureuses.
À gauche de la porte d’entrée, un bureau de bonne facture, en lamelles de bois contre-collées. Les tranches sont courbées pour le confort des avant-bras — une discrète spécificité fort appréciée à l’usage. Posé replié, un ordinateur portable. Le bureau donne sur une fenêtre avec vue sur le jardinet. Pour en profiter, une chaise de bureau ergonomique avec accoudoirs. Cet endroit est le bureau idéal pour celui qui ne veut surtout pas travailler.
Tout est à sa place.
Une maisonette de ville en location. Une cabane décrépie, vieillissante, mal agencée et piètrement décorée pour des yeux délicats. Un palace pour d’autres.
Tout ce luxe. Cette débauche d’énergie et de ressources pour répondre à des besoins sommaires.
S’abriter. Se nourrir. Se laver. Lire. Écrire. Écouter. Regarder. Jouer. Pédaler. Et rire et pleurer. Les fondamentaux.
Tout reprend de la valeur. Tout ce luxe.
À droite de la porte d’entrée, un espace vide, place de stationnement attitrée de Gambino, le beau vélo crado.
C’est bien le vide. Ce n’est pas aussi bien que l’horizon mais c’est pas mal.
Placer une vieille housse de couette reconvertie en tissu à bricole et à bordel sur le sol avant d’y amener Gambino le crado et les sacoches.
Tout est à sa place, et le reste est en vrac.
La sac de couchage sent le poney de Mayenne, la futa fleure bon la coopérative agricole, le torchon embaume le rat mort. L’odeur âcre des vêtements en rebuterait plus d’un et plus d’une. La veste de pluie semble avoir vécu le Débarquement en Normandie. Les baskets ont définitivement rendu l’âme — une cérémonie sera organisée en présence de la famille et des proches. La tente gagnerait à être dépliée, aérée et nettoyée. Gambino, les sacoches, le cycliste — tout mérite de passer à la douche sérieusement. Commençons par le cycliste.
Le reste attendra demain.
Train retour, de La Rochelle à Nantes. Somnoler et bouquiner. Le chien du mariage d’Amy Hempel, le recueil de nouvelles glissé dans une sacoche la veille du départ. Il contient la plus courte nouvelle que cette dame ait jamais écrite, Mémoire. À peine plus d’une ligne.
Juste une fois dans ma vie… oh, comme si j’avais souhaité quoi que ce soit « juste une fois dans ma vie ».
Couper une rondelle de citron. La laisser tomber dans un gobelet en plastique, de ceux utilisés dans les bars et les festivals, avec le trait indiquant la quantité — 25 cl
.
S’attabler au bureau. Forcer pour dévisser le bouchon de la bouteille. Verser jusqu’au trait. Approcher le verre de soda bien frais de son visage, juste avant de boire. Sentir les gouttelettes, projetées par le gaz qui s’échappe du liquide, rafraîchir la peau.
L’été est niché là.
Kilométrage
Notes pour plus tard
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