L’Austin Westminster A105 est un petit bijou de l’industrie automobile anglaise. Produite à partir de 1956, cette berline britannique débarque blindée d’équipements sur le marché d’abord local puis rapidement mondial. Boîte automatique; propulsion arrière; plus de 100 chevaux sous le capot; lignes arrondies et chrome à tout va pour les faux airs états-uniens. Intérieur anglais chargé à souhait: ronce de noyer et cuir capitonné sur toutes les surfaces. Le minimalisme fonctionnel n’est pas de rigueur à l’époque.
Le 11 juin 1963, dans la matinée, une A105 roule au pas sur le boulevard Phan Dinh Phung, à Saigon. Le lumineux bleu clair de la carrosserie est encore joliment mis en valeur par la bande grise qui fend ce ciel métallique d’un bout à l’autre des 4,50 mètres de l’engin. La belle Anglaise a cependant un peu perdu son côté clinquant. Le temps qui passe et les intempéries ont eu raison de ses chromes; le cuir craque un peu. La berline dépasse lentement l’ambassade du Cambodge et continue sa route vers le croisement avec la rue Le Van Duyet. L’autoradio est coupé. Seul le ronronnement du moteur à explosion vient bercer les occupants. Quatre tondus muets comme la tombe d’une carpe. Sereins. Déterminés. L’un d’entre eux s’apprête à rencontrer Bouddha. Pas banal comme rencard.
Il fait chaud ce matin-là. Lourd. Les peaux des tondus en balade luisent chaque seconde un peu plus. Des perles de sueur se forment sur leurs crânes lisses. Le conducteur regarde la route, le passager avant regarde le ciel, l’arrière gauche fixe ses pieds et le dernier — le plus âgé — ne regarde rien. Il a les yeux fermés, un chapelet fermement serré dans sa main.
La voiture s’arrête enfin. En plein carrefour. Le conducteur descend du véhicule. Il se dirige vers le coffre qu’il ouvre pour en extraire un coussin qu’il pose à même le sol, à une dizaine de mètres de la Westminster. Il est suivi de peu par le passager avant qui s’en va lui aussi fouiller dans la malle tandis que ceux assis à l’arrière du véhicule se dirigent vers le coussin.
La veille au soir, l’un des tondus a pris un téléphone. Il a joint les correspondants de la presse étrangère — occidentale. La bouche collée au combiné, il a chuchoté. Il était pourtant seul dans la pièce. Personne ne l’écoutait.
Quelque chose d’important va se produire. Demain, onze heures, à l’angle du boulevard Phan Dinh Phung et de la rue Le Van Duyet.
Puis il a raccroché en tenant fermement le combiné.
Ce matin-là, cette même main tient tout aussi fermement un bidon en plastique blanc. Et personne ne l’a écouté. Parce que ceux à qui il s’est adressé connaissent déjà l’histoire qui se déroule derrière la berline anglaise: une traînée de poudre safran s’approche lentement du carrefour où la voiture stationne: quelques centaines de moines en tuniques et sandales défilant en silence. Quelques pancartes, en vietnamien brouillon et en anglais approximatif, se distinguent. Un drapeau flotte également. Or, une brochette de tondus qui défilent en silence n’intéresse guère les gens. Pas autant que les derniers escarpins de Jackie Kennedy. Deux hommes pourtant ont fait le déplacement: David Halberstam, journaliste pour le New York Times, et Malcolm Browne, photographe pour Associated Press. Ils vont être témoins de ce que les autres ont refusé d’entendre.
Au carrefour, la traînée safran se sépare en deux files qui entourent le véhicule et ses occupants affairés autour du coussin. Sur lequel est assis, en position du Lotus, Thich Quang Duc, âgé de 66 ans, moine bouddhiste parmi tant d’autres. Il a son chapelet autour du poignet. La légère vibration de ses lèvres laisse entendre qu’il prie. À ses côtés, l’annonciateur de la chose importante sur le point de se produire soulève le bidon qu’il porte. Il en verse le contenu sur le sexagénaire. Ce liquide est un banal hydrocarbure liquide, issu de la distillation du pétrole. Comme on en trouve dans n’importe quel bled un tant soit peu évolué de ce putain de monde — Vietnam y compris. Liquide permettant d’obtenir des points pour collectionner des assiettes, des porte-clés ou des sapins cartonnés imbibés de désodorisant. Hydrocarbure qui sert accessoirement de carburant dans les moteurs à explosion, comme celui de l’Austin Westminster A105 dans laquelle ils ont voyagé jusqu’à ce carrefour. Quang Duc est aspergé d’essence par son copain moine. Dans la main droite du vieux prieur, une suédoise. Une petite tige de bois de peuplier dont une extrémité est enduite de sulfure d’antimoine (sic) et de chlorate de potassium. Dans sa main gauche, un grattoir. Composé de poudre de verre et de phosphore rouge. Le porteur de bidon s’éloigne. Alors le prieur, d’un geste vif, frotte l’extrémité enduite de la tige contre le grattoir. La chaleur engendrée par ce frottement transforme le phosphore rouge en phosphore blanc, qui à son tour contribue à l’inflammation de la tige.
Ceux qui ont écouté — les deux journalistes — sont aux premières loges, à l’intérieur du cercle formé par la ribambelle de moines. Et Malcolm, le photographe, a déjà appuyé sur le déclencheur. Il va répéter ce geste des centaines de fois dans les minutes qui suivent.
La petite tige de bois vient s’écraser sur le prieur entouré par plusieurs centaines de ses pairs. Il a le temps de dire une chose.
Nam Mo A Di Da Phat.
En hommage à Bouddha.
En signe de protestation contre les mauvais traitements infligés aux siens. Un appel au président Ngo Dinh Diem, en pleine croisade dans son pays, à la solde du gouvernement états-unien qui croit toujours bien faire — mais qui parfois se trompe. Une invitation à porter attention aux revendications de cette traînée de poudre safran:
Pour toutes ces raisons, le moine bouddhiste Thich Quang Duc s’est immolé le 11 juin 1963. Les mains jointes en signe de prière. Sans bouger. Sans mot dire. Devant les badauds qui passent. Devant ses pairs tenant pancartes brouillonnes et drapeau bouddhiste interdit. Devant deux journalistes qui ont entendu l’appel. Devant le monde interloqué, espérait-il.
24 heures plus tard, la série de clichés réalisés par Malcolm Browne se trouve dans le Bureau Ovale, entre les mains de JFK. Le lendemain, Henry Cabot Lodge, fraîchement nommé au poste d’ambassadeur US au Vietnam, reçoit un coup de fil. Assez court. Un monologue d’une phrase du locataire de la Maison Blanche.
Ceci ne doit plus arriver.
A dire vrai, cette chose importante arrivera encore. Mais permettra de changer d’autres choses. Lentement. Un combat est une question d’endurance.